jeudi 24 juin 2010

De Batavia à Jakarta (des inondations dans une mégalopole du tiers-monde)

A Jakarta, au nord-est de Java, il y a beaucoup de pluies en février. L’île se situe dans l’hémisphère Sud, à cinq cents kilomètres au sud de l’équateur. La saison des pluies – strict pendant de la mousson d’été que connaît six mois plus tôt (ou plus tard) le continent asiatique intervient pendant l’hiver boréal. Il ne s’agit donc pas d’un événement exceptionnel. Chaque année, le mois d’août est le mois qui reçoit le moins de pluies sur cette partie nord de Java (autour de 50 mm, tout de même). Celles-ci augmentent progressivement pendant les trois mois suivant, avec une accélération à la fin de l’automne (printemps austral)… Les vents dominants de nord-ouest traversent la mer de Java et poussent vers le littoral les vapeurs chaudes ; quand celles-ci s’élèvent, elles se refroidissent et se condensent, produisant des pluies aussi abondantes que persistantes. On relève ainsi plus de 200 mm de précipitations en décembre et près de 300 mm pour janvier et février (été austral)

Le site même de la capitale indonésienne constitue un réceptacle naturel pour les alizés. La carte de 1888 – voir ici – laisse deviner une plaine alluviale en pente douce : de nombreuses rizières entouraient à l’époque le noyau ancien de Batavia (le nom de la ville donné par les Hollandais). La croissance exponentielle de l’agglomération depuis l’indépendance laisse penser qu’elle atteint peut-être 20 millions d’habitants. Mais l’île de Java compterait une population cinq fois plus importante. Jakarta témoigne donc d’un étalement dans la plaine originelle, sans attention particulière aux marigots et marécages, sans distinction des activités (résidentielles ou industrielles) et par-dessus les milliers de tonnes d’ordures rejetées chaque semaine. Hier comme aujourd’hui, les plus grandes villes s’étalent et se rehaussent sur, ou à cause de leurs déchets ; malgré les problèmes d’écoulement des eaux pluviales ou d’évacuation des eaux usées… Mais à Jakarta, les maxima pluviométriques tombent toujours en février.

« Le port primitif est complètement abandonné, les alluvions ayant fait avancer le rivage sur la mer de plus de deux kilomètres. Un nouveau port, Tandjungpriok, a été creusé, à 10 kilomètres au nord-est. La vieille ville, rendue insalubre par la malaria véhiculée par les canaux, fut délaissée par les Européens ; ce sont aujourd’hui les quartiers de Mangga et Sawah Besar. Une nouvelle cité fut construite plus au sud, à 6 kilomètres de la mer, perpendiculairement au rivage, avec de larges avenues et de grandes esplanades, dont l’actuelle place de l’Indépendance (Lepangan Merdeka). A l’est et à l’ouest se multiplient les kampong, quartiers suburbains qui ont conservé leur caractère rural. […] Les bidonvilles, qui accueillent un incessant exode rural, prolifèrent. » (Encyclopédie Universalis / Thesaurus).

Alors faut-il insister sur l’événement, si peu répercuté dans les médias français d’une inondation générale de Jakarta ? Bombay, pour ne citer qu’elle, est une autre de ces mégalopoles qui connaissent chaque année les flots de la Mousson. Que dit l’article du Temps de Genève (le 6 février 2007) ? « Un nouveau bilan fait état de 44 morts, la plupart ayant péri noyés ou électrocutés. Le centre de Jakarta semblait mardi relativement peu inondé, même si les eaux boueuses peuvent apparaître et refluer rapidement, car le trop-plein d'eau des zones d'altitude se déverse dans les rivières arrosant la capitale. [… Dans l’est], les rues sont toujours envahies par trois mètres d'eau. ‘Jakarta compte 44 districts, dont 40 sont inondés’, a déclaré un responsable du centre de crise. »

L’article commence par un bilan de la mobilisation des pouvoirs publics. De vastes secteurs demeurent toutefois immergés et les autorités craignent toujours des épidémies parmi les 340.000 personnes déplacées. ‘Nous devons être vigilants face aux cafards et aux rats. Les gens doivent se laver au savon’, a dit un membre des services de santé. Les stocks d'antibiotiques dans la ville sont particulièrement réduits, selon le ‘Jakarta Post’. » Le risque d’une dégradation de l’état sanitaire de la population de Jakarta est-il bien pris en compte ? Se laver au savon, comme le recommande le service de santé ne change pas grand-chose si l’eau est infestée.

En fait, Jakarta inondée illustre l’idée de l’Etat paradoxal dans le monde en développement : absent lorsqu’il s’agit de réguler l’urbanisme, ou de mener une politique de santé publique (voir dossier de la grippe aviaire en Indonésie), hypertrophié par ailleurs. Point n’est besoin d’insister sur une situation de crise : bien des Etats dits modernes se trouveraient sans doute démuni en semblables circonstances, même saisonnières. Mais l’Indonésie fonctionne comme un empire dont les budgets s’évanouissent dans un effort géopolitique inouï, à l’échelle d’un archipel grand comme l’Europe. La seule armée indonésienne compte 300 000 hommes consomme 4 % du PIB, chiffre apparemment modeste, qui cache un financement complexe. Car l’armée indonésienne gère plus ou moins directement des entreprises (compagnie aérienne, secteur minier), et exploite les ressources du sous-sol ou des forêts primaires (à Bornéo par ex.) : voir cette note un peu ancienne. L’armée forme la colonne vertébrale de l’Indonésie : elle maintient la paix religieuse dans les Célèbes, lutte contre les mouvements indépendantistes de Papouasie, de Sumatra (Aceh / trêve récente), ou dans l’île de Timor, envoie des troupes au Liban ; en théorie au profit du centre, de Java !

Pendant ce temps, Jakarta a les pieds dans l’eau… Les Hollandais avaient besoin d’un comptoir commercial, ouvert sur la mer : Batavia. Jakarta devenue capitale politique et mégalopole industrielle, encombrée et polluée souffre finalement de son site primitif.

PS./ Dernier papier sur l’Indonésie : ici .

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