L’argumentaire de la décroissance relève d’abord de la philosophie morale : « grand chambardement du regard, sur l’économie et sur l’homme […] les absurdités de notre quotidien […] Pourquoi une automobile reste-t-elle à l’arrêt 92 % de son temps [et pourquoi pas ?...] Pourquoi devrait-on payer le même prix le mètre cube d’eau pour le ménage et pour sa piscine. » On trouvera ces extraits dans le dernier numéro de Télérama ? Cette philosophie se vend néanmoins au rabais, parce que les penseurs de la décroissance croient pouvoir négliger la connaissance de la nature humaine et du mystère de l’altérité. Prenons l’exemple de l’eau : qui – et selon quels critères – définit de son bon ou de son mauvais usage ? Tartuffes et pharisiens rivaliseront, le jour de l’instauration d’un code de bonne conduite. Quant à décréter le bonheur par ordonnance, combien s’y sont risqué et ont échoué (« en sous-titre, la joie de vivre ») ?
Venons-en pour clore ce premier point à la critique implicite du matérialisme. Elle ne date pas d’hier, et se dispense d’une sorte de nouveau prêt à penser sur le sujet. « L’homme n’a pas seulement besoin de pain » : Jésus l’affirme au désert, dans ce désert dans lequel il a choisi de se retirer en toute liberté, sans aucun disciple. Il renvoie ainsi le démon tentateur avec cette affirmation intemporelle, sans pour autant condamner irrémédiablement le monde visible et ses richesses. Nos décroissants les plus extrêmes ne se cachent pas d’haïr la modernité sous toutes ses formes.
Ils font mine de forger de nouveaux concepts, mais leurs arguments ne franchissent pas les frontières du vague et de l’invérifiable… Voire de l’abscons : Nicolas Georgescu – Roegen a donc inventé, nous disent-ils « dans une quasi – indifférence… une nouvelle manière de penser l’économie, la ‘bioéconomie’ ou l’étude des relations entre économie et environnement, économie et physique ». Au mieux mettent-ils au jour ce que d’autres avaient enfouis avant eux : « le tourisme en charters et le transport routier seront les premiers touchés par la raréfaction des hydrocarbures. » Est-il acceptable d’isoler la question de la délocalisation des autres traits de notre civilisation : « l’urbanisme, les voies de transport, bref tous nos modes de vie et de consommation ? » Oui, il faudrait changer tout, parce que « l’on s’attend à une poussée de 60 % de la population mondiale ? » Mais l’époque contemporaine a connu le passage de la population mondiale de 1 à 6 milliards de personnes. Au nom de quoi faudrait-il condamner les augmentations de productivité (agricole ou industrielles) qui ont accompagné cette révolution ?
Les économistes ont beau jeu de déconstruire la décroissance sur son point faible le plus manifeste : le monde occidental tel que nous le connaissons n’est pas pour l’essentiel le produit du marché, mais celui de l’interventionnisme. L’époque contemporaine couronne l’avènement de l’Etat – nation. L’Etat prend en charge les infrastructures, subventionne l’énergie ou l’eau, finance la croissance urbaine. Et une philosophie teintée de nombreuses nuances sous-tend cette démarche, qui touche au mythe du progrès continu de l’Histoire. Si l’on reprend les uns à la suite des autres les exemples de l’article de Télérama, on trouve cités les médicaments (Etat – providence), les marées noires (Etat de catastrophe naturelle), l’industrie automobile (très soutenue, en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis), l’énergie électrique, le transport routier (voierie construite sur les deniers publics) ou aérien ou encore l’agriculture (primes PAC) ; c’est la collectivisation des coûts.
Au fond, le libéral obsédé par les forces aveugles du marché ne dit rien d’autre que le décroissant. P.A. Taguieff développe même la thèse suivante dans l’article : « une partie de l’extrême gauche a affirmé un discours antimoderne et s’est de facto rapprochée d’une droite ultraréactionnaire, elle aussi antilibérale et de plus en plus écologisée. » Mais un économiste étoffera sans peine ma critique à peine esquissée.
Car mon angle géographique m’amène à isoler dans le discours décroissant une sous – idéologie géopolitique, qui réinterprète le rapport entre l’homme et son espace. Ses inspirateurs n’en saisissent peut-être pas les tenants et les aboutissants. Les deux derniers paragraphes conduisent en tout cas à une remise en cause de la notion d’Etat qui n’est pas pour leur déplaire. La diabolisation du national s’accompagne d’une idéalisation de l’échelon inférieur : « réapprendre à vivre avec les ressources naturelles du coin, passer à l’échelle de l’éco – région […] Le salut – économique et politique – que dans le local et la ‘bio – région où les plantes, les animaux, les hommes forment un ensemble unique et harmonieux. »
Une mise en garde s’impose : l’organisation nationale, aussi imparfaite soit-elle, en vaut bien une autre ; les frontières artificielles et contestables ne disparaissent pas en rétrogradant d’un échelon à l’autre. Les remettre en cause implique une hausse sensible du risque de conflit. Ainsi l’éclatement de l’ex – Yougoslavie – et en prenant ce cas, je ne méconnais rien des impasses théoriques qui ont dicté sa fondation – n’a finalement débouché que sur des découpages encore aujourd’hui contestés ; l’actualité du Kosovo en témoigne. Mais revenons à la prétendue supériorité du local sur le national : l’affirmation selon laquelle ce qui est bien géré dans le premier cas ne l’est pas dans le second est invérifiable et non généralisable. Sans réintroduire la mise en perspective historique précédente et le progrès accompagné ou favorisé par les Etats, l’histoire contemporaine l’infirme même.
Car les économies d’échelle ne sont pas des lubies de théoriciens. Dans une grande agglomération, on peut préférer jouir d’un équipement vaste et spacieux (une piscine et un complexe olympique) plutôt que de subir un choix entre plusieurs équipements décentralisés : des bassins de 25 mètres moins entretenus, car moins fréquentés et plus coûteux. Vaut-il mieux des dizaines d’universités inconnues en dehors de nos frontières ou une poignée reconnues dans le concert scientifique et intellectuel international ? L’honnêteté minimale implique de poser calmement les termes de l’alternative.
Et rien n’empêche en même temps de regretter un progressisme étatique qui a dans le passé uniformisé ou pire, combattu les spécificités régionales ; mais il n’y a pas de machine à remonter le temps. La contemplation des ruines de civilisations passées, et le spectacle de la nature ont alimenté il y a deux siècles un puissant mouvement intellectuel et artistique. Je doute que la décroissance rivalise un jour avec le romantisme… Et m’insurge contre l’idéalisation d’une pureté (locale) mise en opposition avec une impureté (nationale). Aimons notre époque sans en être dupe et méfions-nous : nul ne nie sans frais la complexité du monde.
PS./ Voir aussi le papier sur les nouveaux pharisiens du réchauffement climatique . + papier sur le canal Rhin-Nord-Europe (Canal ou impasse ?).
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