Peut-on défendre un projet au prétexte qu’il est bon par principe, en écartant tout ce qui vient contrebalancer son lancement ? Dominique Buffier en fait la démonstration dans son article du 27 février, qui présente le projet du futur canal Seine – Nord – Europe. Elle (il ?) balance en fait entre deux types d’argumentaires qui, loin de se rejoindre, s’annulent à mon sens. Le premier type me fait penser au vendeur de marché, du démonstrateur qui fait la réclame de son produit et arrive à persuader le gogo qu’avec son couteau ouvre-huîtres ou son fait-tout antidérapant, sa vie entière sera changée.
Dans ce cadre, on trouve plusieurs présupposés. Le canal permettra d’embaucher des centaines de chômeurs… Rien n’est moins évident ; l’époque de la pelle et de la pioche n’existe plus. Les entreprises susceptibles de remporter les éventuels appels d’offre utilisent des matériels de travaux publics, et ont déjà leurs personnels. Recourir à leurs services impliquera qu’elles ne travailleront pas ailleurs. Et si elles recrutent des intérimaires, il y a de fortes chances qu’ils portent bien leur nom, et voient leur contrat se terminer en même temps que le chantier s’arrêtera. Depuis les chantiers nationaux de la Seconde République (en 1848), on devrait savoir en France que la politique de grands chantiers ne sert que rarement de moteur pour l’économie ; le plus souvent, le résultat est mitigé, et la facture salée.
Aux Etats-Unis, la politique du New Deal n’a pas réussi grâce aux grands projets de la Tennessee Valley Authority, mais à l’époque de leur réalisation : coïncidence ne veut pas dire corrélation. En tout cas, si l’on en croit l’article « le chantier, qui devrait s'ouvrir en 2009, mobilisera 11 000 emplois directs et indirects, dont 4.000 sur le site. Cet ouvrage d'art, dont le coût est estimé à 3,2 milliards d'euros, bénéficiera, comme le propose M. Perben, d'un partenariat public – privé, système permettant de confier à des entreprises privées, par un contrat global, la conception, la réalisation, le financement et la gestion d'une infrastructure. […] ‘Le canal est aussi un outil d'aménagement du territoire qui va créer 25 000 emplois’, estime Christian Estrosi, ministre de l'aménagement du territoire. » 11.000 ou 25.000 emplois : qui faut-il croire ?
Les bénéficiaires putatifs ne s’en bousculent pas moins au portillon… Les céréaliers subventionnés (la Picardie arrive au deuxième rang des régions françaises avec un peu plus de 47 millions de quintaux de blé produits en 2004) échafaudent, sans prendre en considération la prochaine et probable remise en cause de la PAC : « ce nouvel axe sera un important débouché avec l'implantation, le long de ses rives, de cinq sillons (silos ?) céréaliers. » Le secteur des BTP se réjouit également, quitte à tomber dans l’affirmation péremptoire et invérifiable : « pour honorer le programme de construction de 60 000 logements par an (contre 40 000 actuellement) prévu dans le nouveau schéma directeur de l'Ile-de-France, il faudra, chaque année, aller chercher en Belgique et dans le Nord quelque 3 millions de tonnes de matériaux supplémentaires. » Les VNF, les collectivités locales (en France ou en Belgique) et les différents organismes gestionnaires de ports fluviaux emboîtent le pas : quoi de plus normal ?
L’unanimité vaut-elle raison ? Dominique Buffier n’en démord pas. Pour le canal Seine Nord Europe, tous les élus s’accordent. « ‘Ce projet a franchi le cap de l'irréversibilité’, affirme le sénateur (UMP) Philippe Marini, maire de Compiègne (Oise) et président de l'Association du canal Seine – Nord – Europe. […]. Le comité interministériel de l'aménagement et du développement du territoire du 18 décembre 2003 l'avait inscrit dans la liste prioritaire des infrastructures. […] Le 9 janvier, le ministre des transports, Dominique Perben, a confirmé le calendrier de sa réalisation en annonçant la mise en oeuvre, jusqu'au 13 mars, de l'enquête publique dans 68 communes. Cette étape devrait être validée par le futur gouvernement avec la publication, fin 2007, du décret d'utilité publique. » Cette dernière phase prête à sourire, compte tenu des prochaines élections. Mais il y a de quoi rester pantois devant cette autre affirmation : « A la différence du projet de canal Rhin-Rhône, retiré par le gouvernement de Lionel Jospin en 1997 à cause d'oppositions locales et nationales, le canal Seine-Nord bénéficie d'appuis politiques. » Mais le canal Rhin – Rhône n’aurait-il pas permis de couper l’isthme continental au lieu d’une route au large de l’Europe occidentale – via Gibraltar – de plusieurs milliers de kilomètres ? On voit donc que les faits géographiques comptent moins que l’épicerie politicienne locale…
Car il y a un deuxième type d’argumentaire dans l’article : c’est le mirage de l’approximation géographique. Le futur canal ne peut que séduire, nous dit-on en substance, puisque tout sera relié alors que rien ne l’était… En 2013, il sera « le premier acte de désenclavement du réseau fluvial français par son raccordement aux 20 000 kilomètres de réseau fluvial européen à grand gabarit. Le canal Seine – Nord, long de 106 kilomètres, connectera l'Oise au canal de Dunkerque-Escaut. Entre Clairoix, près de Compiègne, et Aubencheul-au-Bac, près de Cambrai, il reliera le bassin de la Seine au réseau fluvial de l'Europe du Nord, et au-delà... à la mer Noire. » Traiter de la géographie humaine et économique de 2007 avec des réflexes vieux d’un siècle n’éclaire pas le débat.
On peut s’insurger contre les transports modernes et ultra majoritaires (les voies fluviales transportent moins de 5 % des marchandises), ils n’en irriguent pas moins l’Europe ; comme JAMAIS auparavant. La première région économique française (28 % du PIB en 2002) ici présentée comme enclavée, l’Île de France dispose d’une voie fluviale naturelle largement utilisée. Si l’on additionne les trafics du Port Autonome de Paris (19 / 2ème port fluvial européen), du port de Rouen (8) et de celui du Havre (57), de 80 à 90 millions de tonnes transitent chaque année dans la basse vallée de la Seine. Il y a complémentarité avec les autres modes de transport. Plus d’offre (de transports) ne signifie donc pas moins de demande (de transports) ; c’est le contraire qui se produit.
Mais Dominique Buffié n’en a cure. Les courbes dessinent un passage du trafic de marchandises (sur le canal) « de 5 millions de tonnes aujourd'hui à 30 millions en 2050. En 2020, cette croissance de l'activité se traduira par le report sur les péniches de l'activité de 500 000 camions, et même de 2 millions de poids lourds en 2050. Ce transfert des camions vers le canal Seine – Nord permettra aussi de désengorger des axes routiers et autoroutiers parmi les plus chargés d'Europe, comme l'autoroute Paris – Lille… » Certes, les péniches transportent pour un coût moins élevé ; mais beaucoup moins vite. Car il y aura des écluses à franchir, les bassins versants de la Somme et de la Seine ne communiquant pas encore. En dehors des matières premières classées en pondéreux, quelles marchandises les péniches transporteront-elles ?
En résumé, les meilleurs projets nécessitent une étude rigoureuse, avec une vision critique ; à charge et à décharge… Je ne parviens pas – malgré de prime abord un sentiment favorable – à cacher mon scepticisme final. Surtout si l’on en arrive à utiliser en ultime recours, après avoir compté pour rien la somme de 3,2 milliards d’€, le réchauffement climatique : « la diminution du nombre de poids lourds en circulation, permise grâce au canal, entraînera, dès 2020, une réduction d'au moins 220 000 tonnes d'émissions de CO2 et de 570 000 tonnes en 2050. » Staline aussi aimait les canaux, et celui de la mer Blanche a marqué une étape importante dans l’élaboration du système concentrationnaire ; une fois creusé, celui-ci n’a jamais servi à rien. Canal ou impasse ?
PS.: Dernier article sur le réchauffement : Les nouveaux pharisiens du réchauffement climatique.
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