mardi 15 juin 2010

L’Arménie, sur les ruines de l’empire Ottoman

Puisque les Arméniens sont à l’ordre du jour, il est stimulant de réfléchir à partir de la question du génocide de 1915. Le flot des réactions et commentaires risque fort de noyer une analyse distancée. Essayons tout de même d’aller au-delà des remarques instinctives. Dans son article intitulé Arménie : la France légifère à nouveau sur l’Histoire, Patrick Roger indique les réticences de certains députés devant un recours à la loi, qui prévoit désormais une condamnation en cas de contestation du génocide arménien. Ils expliquent à qui veut les entendre que des élus ne peuvent se substituer à des historiens. Mais on trouve aussi - explique l’auteur - d’autres députés désireux de faire campagne sur ce sujet. Le journaliste rappelle ensuite les contradictions du président de la République : Jacques Chirac a publiquement approuvé l’idée d’une intégration de la Turquie dans l’Union Européenne, pour se contredire un peu plus tard - lors d’un voyage à Erevan - en évoquant une sorte de clause préalable pour l’entrée de la Turquie : la reconnaissance officielle par le gouvernement du génocide arménien.
Mon métier me pousse ici à partir d’une double démarche, en commençant par reconstruire mentalement une carte de l’Asie mineure (c’est la géographie). Avant 1914, l’Arménie est une province orientale de l’empire Ottoman. Les chrétiens arméniens bénéficient d’une relative liberté de culte, et ils disposent d’une certaine liberté de déplacement. Or le territoire concerné est ici montagneux, et se caractérise par un climat quasi continental, lorsqu’il n’est pas nuancé par des influences maritimes (Méditerranée et mer Noire). Les Arméniens vivent alors du commerce et de l’élevage : à l’imitation des autres peuples montagnards de l’empire, si ce n’est en bonne entente avec eux. Ils se trouvent par conséquent dans un espace théorique très vaste, libre de toutes frontières de Bagdad à Vienne. Dépendant administrativement d’Istanbul et économiquement des plaines cultivées du littoral de la mer Noire.
Qu’est-ce que l’Arménie, aujourd’hui ? C’est un petit pays - 30 000 km² pour 3 millions d’habitants - sans accès à la mer,dont les frontières ont été fixées - au sud avec la Turquie - lors des traités de paix suivant l’armistice de 1918 (Sèvres et Lausanne). Ses autres frontières (y compris l’enclave arménienne du Karaback en Azerbaïdjan) suivent un tracé établi par les autorités de Moscou pour délimiter ce qui était à l’époque l’une des trois républiques soviétiques caucasiennes : sans souci de limites naturelles, ou de droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les dirigeants soviétiques cherchent à diviser pour régner dans le sud Caucase.
On trouve donc, près d’un siècle après le génocide arménien, un pays souffrant d’une double situation d’enclavement et de confinement. Mais il convient d’approfondir l’approche géographique par une reconstitution du contexte de 1915. Moins d’un an après le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, le front s’est stabilisé à l’ouest. Aucune offensive ne parvient à faire sortir les armées française et anglaise de cet enlisement. L’agresseur se retrouve certes dans la même situation, mais avec la satisfaction de remporter des victoires décisives à l’Est contre les armées russes. Qui chercherait à extraire la question de l’empire Ottoman - entraîné dans une coalition avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie - tomberait dans un contresens. En vérité, les Etats-majors et/ou les gouvernements alliés cherchent à affaiblir l’ennemi. Par tous les moyens.
Certains veulent apparemment profiter de la situation pour s’imposer en Asie mineure et en Mésopotamie, d’autres veulent mener un combat contre les empires jugés oppresseurs des peuples. Les motifs importent peu. En soutenant des leaders nationalistes arméniens, Paris, Londres et Moscou veulent déclencher un éclatement de l’empire Ottoman, qui par ricochet permette d’affaiblir un allié des Centraux. C’est une manoeuvre inutile au plan militaire, parce qu’aucune unité ottomane ne combat en Europe et parce que l’aide d’Istanbul à l’Allemagne n’est que diplomatique. C’est en outre une manoeuvre risquée : ni les uns, ni les autres ne disposent des moyens logistiques et des effectifs militaires disponibles pour venir au secours des rebelles arméniens bientôt victimes en 1915 de la féroce répression des armées ottomanes. S’en sont-ils préoccupés ?
On retiendra pour finir que les ruines de l’empire Ottoman n’en finissent pas de fumer ; et pas uniquement à l’est de la Turquie. On gagne en tout cas à prendre de la hauteur par rapport aux travaux des parlementaires.

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