[SUITE] Thierry Sanjuan s’appuie sur quelques arguments forts. Le premier concerne la lutte contre les inondations. Car tout au long de son histoire la Chine a connu des crues catastrophiques. Les dates s’amoncèlent au cours du seul vingtième siècle. « En juillet – août 1998, en soixante jours, le fleuve a charrié 255 milliards de mètres cubes d’eau, 200.000 hectares de terres cultivées ont été inondées, 22.900 personnes ont été frappées par la catastrophe et 1.562 y auraient trouvé la mort. » 120.000 Chinois déportés (voir ce matin), 20.000 frappés cet après-midi. Plus la peine est grande, plus les chiffres se précisent, à la centaine, puis à l’unité près. Ce ne sont pas 1.600 Chinois qui périrent, dans un arrondi si habituel en semblables circonstances, mais bien 1.562. Que voulez-vous, la Chine s’éveille, s’ouvre aux influences occidentales ; chaque mort compte, et aucun ne meurt pour rien. Et le barrage liquidera définitivement le risque.
Mais en Chine, des milliers d’anonymes meurent chaque année sans bruit, au fond des puits de mines de charbon, dans les camps de travail, à cause du sida, ou simplement d’une balle leur brûlant la cervelle, pour cause de condamnation à mort. Que pèsent en contrepartie 1.562 Chinois dans cette étrange balance ? Outre que l’on peut légitimement railler une originale et bien soudain préoccupation humanitaire des dirigeants chinois – après tout, l’exception confirme généralement la règle – le risque de crue rentre dans un enchaînement de mécanismes qu’il convient de ne pas réduire. Les 1.562 personnes sont-elles mortes directement, par simple montée des eaux ? Ne faut-il pas voir dans le sinistre le signe d’un retard de développement, d’une défaillance des infrastructures (ponts, routes, immeubles, etc.) ? Toutes choses que les Trois Gorges ne modifient en rien. Quant aux milliers de parcelles sous l’eau, combien sont-elles consacrées à la riziculture ?
La fluctuation annuelle du niveau du lac de retenue est bi – saisonnière : vidange durant le premier semestre (« avant le mois de juin »), et remplissage ensuite ; en lien avec les pluies de mousson, qui tombent jusqu’en octobre. Le bassin – versant du Yangzi s’étend sur une surface près de quatre fois supérieure à celle de la France : 1,82 millions de km². Le fleuve s’écoule sur environ 5.000 kilomètres, avec un débit moyen 19 fois plus important que le plus puissant fleuve français, le Rhône (34.000, contre 1.800 mètres cubes par seconde). Bien des affluents majeurs, tout particulièrement à l’est du barrage, du côté de la Chine littorale, se jettent à l’aval des Trois Gorges : les rivières Yuan Jiang , Xiang , Han (à la confluence se situe la métropole multimillionnaire Wuhan) dépassent les autres par leurs tailles. Le risque de crues n’en est-il que réduit ? En tout cas, « la déforestation doit être suspendue dans les zones montagneuses en amont et le reboisement des pentes encouragé. » Vœu pieux. Pourquoi le barrage convaincrait-il les riverains de cesser les corvées de bois ? La surélévation de 200 mètres des eaux du Yangzi n’incitera-t-elle pas au contraire les habitants de la vallée à défricher des zones jusque là hors d’atteinte ? Dans le cadre des crues, le Yangzi draine au total des millions de tonnes d’alluvions, probablement en quantité croissante (?) au fur et à mesure que les sols privés de couvert forestier se dissolvent, lessivés par les pluies de ruissellement.
Mais revenons à l’argument caché : il y a eu une polémique autour des Trois Gorges, mais celle-ci est close ; rien n’empêche d’y revenir de notre côté. Chassez la comparaison par la fenêtre, elle revient par la porte. Lorsque l’auteur parle de développement régional suscité par les nouvelles installations, il pourrait par exemple se référer aux plus importants axes fluviaux de la planète, ceux si rares sur lesquels transitent des millions de tonnes de marchandises chaque année : le Mississippi, le Rhin ou la Seine. Or la catégorie axe important né à la suite à la construction d’un barrage n’existe pas ! Que vont changer de toutes façons quatre cents kilomètres de lacs à plus de deux mille kilomètres de Shanghai ? Les bateaux continueront certes à transiter sur le fleuve : « un système d’écluses à double sens, réparties sur cinq paliers est construit et autorisera le passage de navires de 10.000 tonnes. » Mais les écluses n’ont-elles pas historiquement condamné des axes jusque là empruntées, dans le cadre plus général du mouvement de littoralisation des activités (sur le Mersey, rivalité entre Manchester et Liverpool) ? En Egypte, le barrage d’Assouan a coïncidé en revanche avec la multiplication des croisières touristiques sur le Nil – encore conviendrait-il de démontrer qu’elles n’auraient pas connu le même rythme de développement, faute d’aménagement – mais l’intérêt de la vallée du Yangzi ne va-t-il pas baisser en même temps que la mise à l’eau d’importants sites archéologiques ?
« Le barrage doit permettre l’irrigation. » Ailleurs, l’évaporation a rendu de nombreux barrages non pas totalement, mais en partie inefficients. D’autant qu’en terme de terres agricoles, les pertes équivalent souvent les gains. Pour x kilomètres de nouvelles surfaces irriguées aux alentours de la haute vallée du Yangzi, combien de kilomètres – carrés de berges naturellement enrichies pendant des millénaires par les crues boueuses – celles-là même désormais régulées – ont disparu, combien de kilomètres – carrés de delta se trouveront à terme sous la menace d’agressions marines, de remontées salines ? Nul ne connaît exactement la réponse. « Le transfert des eaux. » Les Soviétiques initièrent en leur temps de nombreux projets qui jettent encore davantage d’ombre au projet chinois, d’ailleurs assez vague, de détournement des eaux (Amou-Daria, en Asie centrale) ; Et les ingénieurs espagnols gardent dans leurs cartons les projets de captation des eaux de l’Ebre au profit des provinces de l’intérieur de la péninsule ou de celles du Levant. L’auteur admet lui-même le caractère imprécis de ce futur détournement des eaux « Sur les trois routes envisagées, routes de l’ouest, du Milieu, et de l’est, seules les deux dernières font l’objet de travaux. ». En conclusion, je reste sur un nombre notable de questions ouvertes, bien plus saisissantes que les inconnues environnementales recensées par Thierry Sanjuan dans sa dernière partie. Il évoque le risque sismique, mais quelles régions du monde n’en connaissent aucun ; et qui les prévoit ? « La création du réservoir va en effet avoir des conséquences sur les biotopes terrestres et aquatiques. Les espèces endémiques, rares et en voie de disparition seront les premières victimes. » Mais quel fleuve majeur n’évolue pas dans le même sens, même en l’absence de barrage ? Si tous tombent sous le coup des mêmes pathologies, n’y a-t-il pas là au contraire un argument qui relativise inconsciemment les dommages provoqués par les Trois Gorges ? L’auteur ne se fait aucune illusion : « le réservoir risque de devenir un cloaque. » Le barrage – bouchon empêchera en effet l’évacuation des boues et des polluants… Trois Gorges engorgées.
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