Plus on étudie la situation intérieure en Chine, plus les questions s’additionnent, et moins les réponses convainquent. Sur les Trois Gorges , barrage sur le Yangzi déclaré ouvert en 2006, un article d’Universalia 2007 – le supplément annuel & remise à jour de l’encyclopédie Universalis – donne matière à réfléchir. Même à celui qui suit depuis une décennie et de très loin l’avancement des travaux, une révolution sémantique n’échappe pas : il ne s’agit plus aujourd’hui d’un projet sur le Yangzi, mais bien d’une réalisation achevée. L’auteur de l’article, a d’ailleurs choisi comme titre Chine et comme sous-titre, le barrage des Trois Gorges [mars 2007 / p.167 et suivantes]…
Au contraire de ses prédécesseurs décrivant à l’époque les grands barrages soviétiques ou américains, Thierry Sanjuan, néglige ostensiblement l’argumentaire scientifique. Comme s’il répugnait à de tels arguments (pourquoi ?), il opte nonchalamment pour une démonstration par l’évidence : il n’y a PLUS de polémiques, il n’y a donc pas lieu de polémiquer ! Du moins le suggère-t-il. « La construction du barrage des Trois Gorges a commencé en 1993 et s’est achevé en 2006, même si les douze derniers turboalternateurs ne doivent entrer en fonction qu’en 2009. Il aura coûté 180 milliards de yuans (environ 18 milliards d’€) et provoqué le déplacement d’1,2 million de personnes. » Le lecteur cherchera en vain un bilan électrique, même provisoire de l’installation. Les deux données générales recensées par Thierry Sanjuan touchent à la production annuelle attendue – environ 85 TWh (milliards de kWh) – et la puissance installée : « la centrale de gauche compte 14 turboalternateurs et celle de droite 12. Chacune des turbines installées développe une puissance électrique de 700 MW. » En 2001, dans le numéro n°102 de la revue Hérodote signalé par la courte bibliographie, le même auteur s’appuyait déjà sur ces chiffres.
On relève du point de vue de la structure démonstrative une originale tentative de promouvoir le plan en six parties. Dans la première, Thierry Sanjuan replace les Trois Gorges dans l’histoire nationale des grands travaux ; hier, c’est aujourd’hui dans la Chine éternelle. On a toujours construit des barrages et des canaux. Faut-il comprendre que les empereurs d’hier valent les hiérarques communistes de 2007 ? L’auteur n’en souffle mot, mais s’appuie en contrepartie sur l’exemple du grand Canal pour donner corps à sa comparaison : ce dernier reliait « Hangzou dans le sud au Yangzi et ce dernier au bassin du fleuve Jaune, puis sous les Yuan (XIIIème siècle), à Pékin [… et] permettait une circulation des marchandises du sud vers le nord. » Le projet pharaonique – apparemment plus utile que les pyramides (?) –contrebalancerait la réalisation médiévale, un axe commercial avéré reliant les capitales du sud (Nankin) et du nord (Pékin).
« Un barrage aux multiples enjeux » annonce la deuxième partie, et « Le ‘plus grand’ barrage du monde », la troisième. Dès la première phrase, on s’interroge sur le bien-fondé de l’affirmation, du fait de l’affirmation suivante (placée entre ‘’). « Le barrage des Trois Gorges n’est pas le plus grand barrage du monde en termes de hauteur et de capacité de réservoir, mais sa production hydroélectrique sera très supérieure à celle du barrage d’Itaïpu, qui occupait auparavant la première place en la matière. » Il ne brillera donc ni par la hauteur de l’édifice, ni par l’eau retenue. En revanche, il produira davantage que n’en produit Itaïpu. Le titre de la quatrième partie – « Un outil de développement régional » – prépare le lecteur à digérer la suite. L’intérieur de la Chine se trouve à des centaines de kilomètres du littoral, éloigné de la modernité, plongé dans l’obscurité du sous-développement ; les apports du barrage doivent susciter l’assentiment non de la majorité, mais de tous les habitants de la vallée concernés par la montée des eaux. « Les autorités chinoises ont décidé de procéder à leur transfert suivant le principe d’un ‘développement contrôlé’. L’Agence du Conseil d’Etat pour le déplacement des populations a promu l’introduction de nouvelles techniques agricoles ou industrielles, afin de les intégrer au développement régional. » Qui soupçonnerait une absence intégrale de respect du droit des personnes, puisque – nous dit T.S. – une Agence du Conseil d’Etat se saisit du dossier ? A-t-on proposé aux populations une quelconque consultation ? Bénéficient-elles d’un représentant élu dans un organe de concertation ? Non. Mais imaginons une minorité forcément invraisemblable – comment oser ne pas s’enthousiasmer pour les Trois Gorges ? – : 10 %. 120.000 Chinois se seraient alors opposés (physiquement ?) aux forces de l’ordre. Combien les autorités ont-elles mobilisé de policiers anti-émeute, de camions ou de trains pour venir à bout des quelques 120.000 rétifs ?
J’en viens à deux questions malheureusement laissées en suspens par l’auteur. Pourquoi quelqu’un de déplacé contre son gré ne rentre-t-il pas dans une autre catégorie, celle des déportés, à partir du moment où une autorité supérieure décide non seulement du point de départ (comme les déplacés du Darfour) mais également du point d’arrivée : « De nouveaux sites ont été choisis pour réinstaller les personnes déplacées. » On pourrait traduire de cette façon la situation subie par les Chinois du Yangzi : vous viviez à l’endroit x, vous résiderez normalement dans l’endroit y, parce qu’il en a été décidé ainsi.
Mon autre question élargit la problématique. Partout dans le monde – ou en tout cas dans beaucoup d’endroits – un tel nombre de personnes mécontentes auraient réussi à faire ajourner le projet. L’hypothèse vaut en particulier pour l’Inde ; grâce à des manifestations, au soutien d’associations spécialisées dans l’environnement, par le truchement de photos ou de vidéos. Mais dans la vallée du Yangzi, il faut croire que rien de tout cela n’existe. A mon sens, l’absence et le silence signifient beaucoup plus. Elles trahissent le totalitarisme, tel qu’il n’a rien cédé, qui maintient le block out, réprime la moindre opposition, empêche le va-et-vient des journalistes, subtilise jusqu’à l’appareil photo, provoque l’article lénifiant.
Thierry Sanjuan s’attache quant à lui dans ses deux dernières parties à compléter la présentation des Trois Gorges sur le thème du transfert de l’eau retenue vers le nord : au bas mot, 2.000 kilomètres de canaux à franchir, une paille… Il réunit dans sa dernière partie – « les inconnues environnementales » – quelques questions ; mais après tout, l’avenir n’est écrit nulle part, pourrait-il écrire ! Il faut bien admettre une proportion de mauvaises surprises. Elles ne manquent jamais d’apparaître, quelle que soit l’action menée. Inconnues, elles exonèrent à l’avance les responsables du projet des Trois Gorges de toute responsabilité. Je reviendrai un peu plus tard sur les interrogations soulevées dans cette dernière partie. D’ores et déjà s’accumulent toutefois les arguments étayant le titre du jour ! Les Trois Gorges, profondes désillusions…
Suite à venir !
PS.: Dernier papier sur la Chine : En Chine si tout va mal, c'est que tout va bien !
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