mercredi 23 juin 2010

Pas d’embûches en décembre. (De l’impact du transport routier dans la géo économique française)

Presque en catimini, un accord salarial de branche a été signé le 1er décembre (2006) entre syndicats de routiers et représentants du patronat. Faible écho dans la presse. Absence des plus hautes autorités de l’Etat, en apparence au moins. N’ont-elles pas fait discrètement connaître leur souhait de repousser une journée d’action bien redoutable à l’orée du mois de décembre ? Les discussions n’ont en tout cas guère traîné, si l’on en croit Aude Sérès dans le Figaro. Que chacun se réjouisse, les réunis du jour se sont accordés sur une augmentation d’environ 5 %…
La grille salariale d’un routier ne réserve néanmoins pas de surprises à qui veut bien s’y intéresser : de 7,90 à 8,50 € l’heure, en nivelant les écarts entre grands routiers et sédentaires. Il serait facile d’évoquer les inégalités de traitement entre salariés travaillant dans le transport, sur les différences – par exemple – entre camions et les locomotives. Les premiers roulent sur du macadam et les seconds sur des rails ; tout est dit… Il serait tout aussi juste de déplorer le niveau de salaire des routiers. Mais pourquoi n’existe-t-il pas de major dans le transport routier ? Les entreprises spécialisées dans ce domaine ne sont-elles pas en moyenne des PME en mal de trésorerie ?
Une seule question m’intéresse au fond. Qu’est-ce qui explique la rapidité des négociations salariales de la semaine passée, quand dans d’autres secteurs que le transport, les tractations durent sans fin ? Les routiers, qui représentent cependant un rouage central de la mécanique économique française, n’occupent pas le devant de la scène. A moins que la moutarde ne leur monte au nez, que des barrages s’installent ici ou là, que des camions bloquent les entrées de raffineries.
Les routiers appartiennent à un secteur sur – concurrentiel. J’emploie ce néologisme pour établir une distinction vis-à-vis d’autres secteurs beaucoup plus protégés, souvent grâce à la puissance publique (le transport aérien par exemple). Plus important peut-être, les routiers façonnent indirectement la géographie humaine de la France ainsi que celle du continent dans son entier ; double raison pour lancer quelques pistes de réflexion.
Outre qu’ils transforment les grands axes hexagonaux en couloirs de poids lourds, qu’ils encombrent les rocades et périphériques, en cohabitation délicate avec les automobilistes, les routiers portent une charge croissante. Plus que d’autres, ils voient se développer le phénomène d’externalisation des tâches périphériques par leurs entreprises, illustration d’un gain régulier de productivité (voir paragraphe précédent) :
« [I]l s’agit de tenir à jour les documents de bord nécessaires à la circulation et à la livraison des marchandises qui lui sont confiées : ordres de mission, bordereaux de livraison, papiers demandés par la police et la douane… […] Le conducteur routier gère son temps de travail en utilisant des outils de communication embarqués sur son véhicule : téléphone, informatique, liaison satellite. […] A dix mètres près, votre entreprise sait où vous vous trouvez. […] ce système permet également de réduire les coûts du transport. Enfin, les entreprises de transport sont de plus en plus exigeantes sur la qualité et la tenue de leurs conducteurs. Ils sont un peu les ‘ambassadeurs’ de l’entreprise auprès des clients. » (lien) Ainsi, à la base du système, des routiers remplacent du personnel administratif et font croître la productivité de leur entreprise ; à l’inverse des idées toutes faites qui associent en effet la productivité à la gestion financière ou à la R&D (Recherche et Développement).
Le camion a créé une civilisation néo-urbaine, l’agglomération étalée à l’occidentale, non sans un certain appui de l’Etat (taxation moindre sur le gazole). A l’intérieur des grandes aires urbaines, les routiers approvisionnent les commerces, autre secteur sur – concurrentiel (ceci explique cela). Leur flexibilité et leur sûreté expliquent d’ailleurs la gestion à flux tendu, sans stocks. Dans le cas plus précis des grandes surfaces périurbaines, il y a même une double dépendance vis-à-vis des routiers. Elle touche non seulement à l’acheminement des marchandises, mais aussi de façon indirecte au déplacement des clients vers le magasin. Par leurs seules localisations, les hypermarchés imposent le recours à la voiture : sans carburant, pas d’automobiliste. Or ce sont les camions-citernes qui desservent localement les dépôts d’essence à partir des principales raffineries. Les oléoducs assurent pour leur part le transport de pétrole sur de plus longues distances et en plus grande quantité que le camion.
Il faudrait par conséquent insister encore sur la corrélation camion – banlieue pavillonnaire. Quant au conducteur qui maudit son concurrent routier sur la voie, il ajoute une pierre à l’édifice de la modernité schizophrénique. Pendant ce temps, en France, les routiers s’acheminent à vive allure vers les 9 euros de l’heure. Il n’y aura pas d’embûches en décembre pour le gouvernement.

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