Le Courrier International de cette semaine (n°839 / du 30 novembre au 6 décembre 2006) reprend un article londonien datant du mois dernier (The Independent). L’envie d’une confrontation avec un autre article – du Monde diplomatique – m’a semblé utile, pour dégager quelques lignes directrices, et bannir les fausses justifications. Car ces deux articles permettent de pointer du doigt les impasses intellectuelles du monde occidental.
Commençons par la presse anglo-saxonne (« Dead by 34: How Aids and starvation condemn Zimbabwe’s women to early grave ») traduite en français (dans CI) comme suit : « les femmes principales victimes du chaos. » Dans ce long article – plusieurs centaines de mots – Daniel Howden recherche l’électrochoc. Il bouscule son lecteur, le sature d’images de morts, d’odeurs de cadavres ; implacable, mais annihilant.
On passe du cimetière où s’alignent les tombes de trentenaires épuisés par les conditions de vie, la faim ou la maladie : « Les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) témoignent de l’ampleur du désastre : il y a à peine plus de dix ans, l’espérance de vie des Zimbabwéennes était de 65 ans. En privé, des responsables de l’OMS confient que le chiffre réel pourrait aujourd’hui être non de 34 mais de 30 ans. » Le sida fauche une population en pleine jeunesse (90 % des militaires seraient séropositifs), tandis que l’économie zimbabwéenne s’enlise : 85 % de pauvres, 80 % de chômeurs et 2000 % d’inflation. Mais Daniel Howden poursuit obstinément, jusqu’à la morgue la plus proche, dans laquelle des corps attendent… Conservés à température ambiante, explique t-il.
Il en ressort tout de même que le régime porte la responsabilité d’opérations inhumaines de nettoyage dans les bidonvilles, et qu’une police impitoyable traque les opposants à Robert Mugabe, installé au pouvoir depuis mars 1980. Mais on chercherait en vain les mécanismes, les causes, voire les responsables du désastre. Le journaliste de l’Independent amène son lecteur, je le crains, aux lieux communs habituels : décidément, ces pauvres Africains ne s’en sortiront jamais… Pourquoi chercher à comprendre, puisque des schémas tout prêts suffisent ? Un autre article s’impose…
Il y a un an – merci au Monde Diplomatique de laisser en libre accès ses archives – la journaliste Augusta Conchiglia publiait un article lui aussi consacré au Zimbabwe : « Fin de règne à Harare ». La démarche diverge assez nettement. L’article commence par le portrait d’un expulsé de bidonville (la fameuse opération Murambatsvina décrite dans le paragraphe précédent). Il paraît bien démuni, enveloppé dans une couverture ; il a dû détruire son habitation pour éviter une amende et une peine de prison ; comme 40 000 de ses concitoyens. 20 % de la classe moyenne – selon Augusta Conchiglia – ne trouve pas de quoi se loger. Les logements sont d’autant plus rares que les demandeurs ont augmenté à la suite de la réforme agraire.
Qu’à cela ne tienne : « le gouvernement de M. Robert Mugabe, âgé de 81ans, a entrepris de renvoyer des centaines de milliers de personnes dans leurs zones rurales d’origine, malgré la sécheresse et la désorganisation engendrée par la confiscation des terres. […] Selon l’ONU, qui a dépêché sur place une enquêtrice, la Tanzanienne Anna K. Tibaijuka, directrice d’ONU-Habitat, deux millions quatre cent mille personnes ont, ‘à différents degrés’, été affectées par les évictions forcées. » Augusta Conchiglia explique un peu après que le gouvernement d’Harare prétexte la lutte contre la misère – curieuse technique – et se dédouane par des programmes de construction immobilière ; sans un sou vaillant pour leur financement.
On trouve ensuite dans l’article du MD des détails sur l’importance du sida : « un quart des adultes de ce pays de presque treize millions d’habitants seraient touchés, et un million d’enfants orphelins », puis des considérations sur les soutiens éventuels de Mugabe, ou encore sur sa politique économique : d’un bilan sans concessions, on glisse subrepticement vers une légitimation. Si tout va mal au Zimbabwe, c’est la faute des riches ou des étrangers, apprend-on en substance… Le président Mugabe est autoritaire, ergote Augusta Conchiglia, mais il a été régulièrement élu ; et puis, en Afrique, combien de dirigeants peuvent lui faire la morale ?
Il passe commande de matériels militaires à la Chine pour près de 200 millions d’euros alors que sa population traverse tant de malheurs ; mais « depuis l’invasion de l’Irak en mars 2003, le gouvernement de M. Mugabe craint une agression armée […]. En janvier 2005, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice a qualifié le Zimbabwe d’ ‘avant-poste de la tyrannie’, comme Cuba, l’Iran, la Biélorussie, la Birmanie et la Corée du Nord. » Augusta Conchiglia parle ensuite de la vie politique zimbabwéenne … Comme s’il s’agissait d’un pays comme les autres, sans souligner ce qui guette les opposants : arrestations et peines de prison.
L’article se termine, et c’est tant mieux, par un flash-back sur la réforme agraire très controversée (pour reprendre les termes de l’auteur). La journaliste ne tourne plus autour du pot. Elle décrit les propriétaires blancs inutilement lésés au profit d’une bourgeoisie noire proche du pouvoir, « cent cinquante mille familles [qui] se sont vu attribuer, au cours d’une redistribution chaotique, des fermes de petite taille situées pour la plupart dans les régions les plus arides […] trois cent cinquante mille anciens travailleurs agricoles [qui] ont été ignorés » parmi lesquels moins d’un tiers a retrouvé un emploi, la division par quatre de la production de tabac, et l’effondrement de la production de céréales.
Ainsi, dans cette deuxième interprétation du drame zimbabwéen, l’idée s’impose de mettre en lumière des mécanismes, en jettant certes un voile pudique sur les souffrances endurées par les habitants. Pourquoi cacherai-je ma préférence, ici, pour le Monde Diplomatique ? Cela ne m’empêche nullement de pointer la part d’aveuglement et le caractère infondé des excuses maladroitement glissées. Robert Mugabe porte la responsabilité avec tous ses proches d’avoir jeté dans l’ornière l’économie zimbabwéenne.
Voilà ce que l’on pouvait lire sur celle-ci au milieu des années 1980 (Encyclopédie géographique / La Pochotèque – le Livre de Poche / 1991). « Aujourd’hui, les perspectives économiques sont favorables, car le Zimbabwe dispose de ressources naturelles abondantes et d’infrastructures bien développées ; son économie compte parmi les plus dynamiques de l’Afrique subsaharienne ; de plus, ayant diversifié ses secteurs, elle est moins exposée aux fluctuations des cours internationaux. » Le Zimbabwe des années 1990 - 2000 fait la démonstration de l’impasse constituée par une politique économique visant à supprimer le marché et à imposer de fortes barrières douanières.
Et pour ceux qui veulent quand même créditer Robert Mugabe de la suppression de l’apartheid dans son pays, l’Afrique du Sud témoigne du démantèlement en douceur du racisme d’Etat… Sans destruction de l’économie sud-africaine !
PS./ Derniers articles sur l’Afrique noire : les Grands Lacs et le Malawi.
Commençons par la presse anglo-saxonne (« Dead by 34: How Aids and starvation condemn Zimbabwe’s women to early grave ») traduite en français (dans CI) comme suit : « les femmes principales victimes du chaos. » Dans ce long article – plusieurs centaines de mots – Daniel Howden recherche l’électrochoc. Il bouscule son lecteur, le sature d’images de morts, d’odeurs de cadavres ; implacable, mais annihilant.
On passe du cimetière où s’alignent les tombes de trentenaires épuisés par les conditions de vie, la faim ou la maladie : « Les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) témoignent de l’ampleur du désastre : il y a à peine plus de dix ans, l’espérance de vie des Zimbabwéennes était de 65 ans. En privé, des responsables de l’OMS confient que le chiffre réel pourrait aujourd’hui être non de 34 mais de 30 ans. » Le sida fauche une population en pleine jeunesse (90 % des militaires seraient séropositifs), tandis que l’économie zimbabwéenne s’enlise : 85 % de pauvres, 80 % de chômeurs et 2000 % d’inflation. Mais Daniel Howden poursuit obstinément, jusqu’à la morgue la plus proche, dans laquelle des corps attendent… Conservés à température ambiante, explique t-il.
Il en ressort tout de même que le régime porte la responsabilité d’opérations inhumaines de nettoyage dans les bidonvilles, et qu’une police impitoyable traque les opposants à Robert Mugabe, installé au pouvoir depuis mars 1980. Mais on chercherait en vain les mécanismes, les causes, voire les responsables du désastre. Le journaliste de l’Independent amène son lecteur, je le crains, aux lieux communs habituels : décidément, ces pauvres Africains ne s’en sortiront jamais… Pourquoi chercher à comprendre, puisque des schémas tout prêts suffisent ? Un autre article s’impose…
Il y a un an – merci au Monde Diplomatique de laisser en libre accès ses archives – la journaliste Augusta Conchiglia publiait un article lui aussi consacré au Zimbabwe : « Fin de règne à Harare ». La démarche diverge assez nettement. L’article commence par le portrait d’un expulsé de bidonville (la fameuse opération Murambatsvina décrite dans le paragraphe précédent). Il paraît bien démuni, enveloppé dans une couverture ; il a dû détruire son habitation pour éviter une amende et une peine de prison ; comme 40 000 de ses concitoyens. 20 % de la classe moyenne – selon Augusta Conchiglia – ne trouve pas de quoi se loger. Les logements sont d’autant plus rares que les demandeurs ont augmenté à la suite de la réforme agraire.
Qu’à cela ne tienne : « le gouvernement de M. Robert Mugabe, âgé de 81ans, a entrepris de renvoyer des centaines de milliers de personnes dans leurs zones rurales d’origine, malgré la sécheresse et la désorganisation engendrée par la confiscation des terres. […] Selon l’ONU, qui a dépêché sur place une enquêtrice, la Tanzanienne Anna K. Tibaijuka, directrice d’ONU-Habitat, deux millions quatre cent mille personnes ont, ‘à différents degrés’, été affectées par les évictions forcées. » Augusta Conchiglia explique un peu après que le gouvernement d’Harare prétexte la lutte contre la misère – curieuse technique – et se dédouane par des programmes de construction immobilière ; sans un sou vaillant pour leur financement.
On trouve ensuite dans l’article du MD des détails sur l’importance du sida : « un quart des adultes de ce pays de presque treize millions d’habitants seraient touchés, et un million d’enfants orphelins », puis des considérations sur les soutiens éventuels de Mugabe, ou encore sur sa politique économique : d’un bilan sans concessions, on glisse subrepticement vers une légitimation. Si tout va mal au Zimbabwe, c’est la faute des riches ou des étrangers, apprend-on en substance… Le président Mugabe est autoritaire, ergote Augusta Conchiglia, mais il a été régulièrement élu ; et puis, en Afrique, combien de dirigeants peuvent lui faire la morale ?
Il passe commande de matériels militaires à la Chine pour près de 200 millions d’euros alors que sa population traverse tant de malheurs ; mais « depuis l’invasion de l’Irak en mars 2003, le gouvernement de M. Mugabe craint une agression armée […]. En janvier 2005, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice a qualifié le Zimbabwe d’ ‘avant-poste de la tyrannie’, comme Cuba, l’Iran, la Biélorussie, la Birmanie et la Corée du Nord. » Augusta Conchiglia parle ensuite de la vie politique zimbabwéenne … Comme s’il s’agissait d’un pays comme les autres, sans souligner ce qui guette les opposants : arrestations et peines de prison.
L’article se termine, et c’est tant mieux, par un flash-back sur la réforme agraire très controversée (pour reprendre les termes de l’auteur). La journaliste ne tourne plus autour du pot. Elle décrit les propriétaires blancs inutilement lésés au profit d’une bourgeoisie noire proche du pouvoir, « cent cinquante mille familles [qui] se sont vu attribuer, au cours d’une redistribution chaotique, des fermes de petite taille situées pour la plupart dans les régions les plus arides […] trois cent cinquante mille anciens travailleurs agricoles [qui] ont été ignorés » parmi lesquels moins d’un tiers a retrouvé un emploi, la division par quatre de la production de tabac, et l’effondrement de la production de céréales.
Ainsi, dans cette deuxième interprétation du drame zimbabwéen, l’idée s’impose de mettre en lumière des mécanismes, en jettant certes un voile pudique sur les souffrances endurées par les habitants. Pourquoi cacherai-je ma préférence, ici, pour le Monde Diplomatique ? Cela ne m’empêche nullement de pointer la part d’aveuglement et le caractère infondé des excuses maladroitement glissées. Robert Mugabe porte la responsabilité avec tous ses proches d’avoir jeté dans l’ornière l’économie zimbabwéenne.
Voilà ce que l’on pouvait lire sur celle-ci au milieu des années 1980 (Encyclopédie géographique / La Pochotèque – le Livre de Poche / 1991). « Aujourd’hui, les perspectives économiques sont favorables, car le Zimbabwe dispose de ressources naturelles abondantes et d’infrastructures bien développées ; son économie compte parmi les plus dynamiques de l’Afrique subsaharienne ; de plus, ayant diversifié ses secteurs, elle est moins exposée aux fluctuations des cours internationaux. » Le Zimbabwe des années 1990 - 2000 fait la démonstration de l’impasse constituée par une politique économique visant à supprimer le marché et à imposer de fortes barrières douanières.
Et pour ceux qui veulent quand même créditer Robert Mugabe de la suppression de l’apartheid dans son pays, l’Afrique du Sud témoigne du démantèlement en douceur du racisme d’Etat… Sans destruction de l’économie sud-africaine !
PS./ Derniers articles sur l’Afrique noire : les Grands Lacs et le Malawi.
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