mercredi 23 juin 2010

Réflexions sur la colonisation de l’Algérie à l’époque de Bugeaud

A l’issue d’une lecture particulièrement enrichissante, l’idée me vient d’en tirer un papier, sous la forme d’un billet d’humeur ; ni résumé, ni prise de notes fastidieuse. Il s’agit d’une biographie consacrée à Thomas Robert Bugeaud de la Piconnerie (1784 – 1849), maréchal de France et duc d’Isly. Pour la plupart de mes contemporains – et pour moi jusqu’il y a peu de temps – l’homme se limite à la casquette du Père Bugeaud, personnage flou d’une époque souvent jugée comme désuète, définitivement révolue : le premier XIXème siècle français et sa triple alternance monarchique : bonapartiste, légitimiste (Louis XVIII et Charles X) et orléaniste (Louis-Philippe).
Je ne retiens dans l’ouvrage de Jean-Pierre Bois [Bugeaud / Fayard – janvier 1997 / 636 p.] qu’un aspect bien précis, qui vient alimenter ma réflexion sur le lien entre connaissance géographique et pouvoir (ou politique). Car Bugeaud rentre dans l’histoire de France de façon tardive mais particulièrement marquante : il est dans les années 1840 le colonisateur de l’Algérie. Dans la décennie 1830, une fois châtiée la Régence, et une fois réalisé le débarquement des premières troupes françaises à Alger, personne ne semble en mesure de proposer un projet pour l’Algérie. Avec l’intervention du corps expéditionnaire de Bugeaud. Paris prend pour la première fois la décision de dépêcher sur place celui qui n’est pas encore le vainqueur d’Isly, à la tête d’une armée de plus de 100 000 hommes. Pourquoi ?
C’est un revirement complet, car pendant la décennie qui précède, les effectifs stationnant en Algérie restent toujours insuffisants (trente mille hommes au maximum, en 1834), obligeant le commandement militaire à pratiquer sur place des jeux d’alliance. Diviser les tribus pour mieux régner, au risque de révéler publiquement la fragilité de la position française aux yeux des Arabes. A Paris, les discussions à la Chambre ne débouchent sur aucune doctrine claire. Contraint de rester dans les limites fixées par le budget, le ministère de la Guerre doit composer avec une enveloppe insuffisante, ce qui n’aide pas à l’élaboration d’un projet durable et cohérent.
Jean-Pierre Bois se pose la question de l’origine du revirement du pouvoir ; il écarte tout de suite l’idée d’une démarche stratégique, ou encore l’idée que la France peut tirer de l’Algérie des richesses. L’auteur constate que l’opinion publique n’a pas suivi l’opinion des libéraux opposés à la conquête de l’Algérie : cette dernière est « gagnée par une sorte d’enthousiasme guerrier et patriotique, entretenu par quelques illusions économiques fondées sur la vieille conviction que toute terre lointaine est une île à sucre ou un eldorado. » [p.264] Le pouvoir s’est révélé indécis sur la direction à donner à l’occupation militaire. Mais le régime de Louis-Philippe recherche soudain la gloire militaire. On espère à Paris obtenir celle-ci à bon compte, sans trop de pertes, et sans autre calcul. « Louis-Philippe désirait que ses fils combattent en Algérie et s’y couvrent de gloire. Il s’agissait d’abord d’incarner la vieille fonction militaire de la monarchie, en rappelant que lui-même commandait en seconde ligne à la bataille de Valmy, sous Kellerman, puis l’aile droite de l’armée de Dumouriez victorieuse à Jemmapes. En même temps, il donne ainsi à ses héritiers une popularité qui assure les destinées de la dynastie. » [p.382]
Jean-Pierre Bois montre à quel point l’opération algérienne est fondatrice pour l’armée française, durant laquelle apparaissent les troupes professionnelles (comme la Légion étrangère) et les auxiliaires : spahis, zouaves, goums, etc. Peut-être aurait-il pu insister davantage sur la violence de la conquête. Bugeaud lui-même écrit : « ce n’est pas la guerre qui se fait en Afrique, mais plutôt une chasse aux hommes. » La dureté de l’épisode a été gommé en France (puis orchestré en Algérie après 1962) pour deux raisons à mon sens : la première est qu’elle jetait une ombre déplaisante sur la théorie de la colonisation civilisatrice, la seconde est qu’elle tombait sous le coup d’une évidence pour des historiens militaires trop simplificateurs. Ceux-ci ont ainsi involontairement (?) disqualifié les combats de l’armée française en Algérie au prétexte qu’ils avaient déréglé ou déshabitué l’armée française des combats contre des armées européennes ; l’obsession nationaliste de 1870, et de la perte de l’Alsace-Lorraine. Le biographe de Bugeaud donne au lecteur toutes les données historiques pour que celui-ci tire les conclusions sur les circonstances de la conquête ; pas de mystère sur le sang versé, les grottes enfumées…
En conclusion, l’intérêt du livre de Jean-Pierre Bois et de renvoyer chacun à ses responsabilités. Bugeaud n’a pas fait mystère de son hostilité à l’entreprise algérienne. Au moins au début. Même après sa première campagne (la Sikkak / été 1836) à l’issue de laquelle il rentre victorieux en métropole, il se dit non convaincu par la colonisation. Et en 1838, il écrit encore : « Je n’étais pas favorable à l’Afrique, je ne le suis pas encore, je crois que c’est un funeste présent que la Restauration nous a fait. » Il conclut cependant : « puisque nous l’avons, il faut faire tout ce qu’on peut pour en tirer parti. » [p.300] Tout est dit : le militaire est sans scrupule, fait couler le sang, mais applique au fond la mission donnée par l’autorité civile.
A plusieurs titres, l’armée française démontre l’inconsistance des hommes politiques – y compris un ancien militaire comme Soult – dans la décennie 1840. Seul Bugeaud est cohérent dans son projet de colonisation. Alors que les troupes françaises font couler le sang en abondance – sur ordre, et dans la légalité relative de l’opération – on minimise à Paris cette confrontation entre l’Europe et l’Afrique du nord. Si Jean-Pierre Bois montre que seuls les militaires prennent réellement en compte l’aspect religieux, Bugeaud et la majorité (totalité ?) des officiers envoyés à l’époque en Algérie ne conçoivent la confrontation entre Arabes et Français que comme celle du fanatisme d’un côté et du progrès de l’autre. Pour les dirigeants politiques français, la conquête apporte les Lumières à l’Afrique, mais pas de religion officielle de substitution. Pour les Arabes, ce sont pourtant bien des chrétiens qui les envahissent.
Plus frappant encore, on ignore tout à Paris de la géographie du Maghreb. Qui sait ce que vont réaliser en Algérie dans la décennie 1840 ? Evalue-t-on même la capacité démographique de la métropole de dégager des surplus exportables pour la future colonie ? Tant de flottement et d’amateurisme risquaient fort d’entraîner la France et l’Algérie dans une impasse. La biographie de Bugeaud en fait la preuve. Dès le départ de la conquête.

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