vendredi 25 juin 2010

Comment se faire tailler une veste andin ? (De l’impossible contrôle des frontières amazoniennes, des Farc et d’Ingrid Bétancourt)

L'Amérique andine marcherait ces temps-ci au rythme du tambour et au pas cadencé. La mort d'un responsable des Farc (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) en territoire équatorien aurait mis le feu aux poudres. Une partie de l'armée vénézuélienne attendrait, fusil au pied, le long de la frontière avec la Colombie. La presse évoque 10.000 hommes, mais reste discrète sur leur cantonnement. Car la frontière qui sépare les deux pays commence aux abords du Rio Negro, à 1.200 kilomètres de la mer des Caraïbes. Elle suit sur environ 1.500 kilomètres le fleuve Orénoque ou ses affluents, coupe la cordillère de Mérida qui prolonge vers le nord-est les Andes [carte]. On imagine les unités vénézuéliennes dispersées au beau milieu de la selva, postées dans la chaleur humide des régions équatoriales, attendant une mission improbable. Car de l'autre côté de la frontière, on ne relève aucun mouvement de troupes. L'idée d'une incursion semble même saugrenue. L'Amazonie colombienne ne se distingue en rien des autres régions constituant le bassin – versant du plus puissant fleuve du monde : vastes étendues difficiles d'accès et sous-peuplées. De l'autre côté de la frontière, l'armée colombienne ne bouge apparemment pas. Elle ne menace pas le Venezuela. L'opération visant Raul Reyes se déroulait au-delà d'une autre frontière, celle qui sépare la Colombie de l'Equateur, à 1.000 kilomètres plus à l'ouest.
Plus que la zone andine l'affaire qui nous occupe renvoie donc à la réalité amazonienne. Les cordillères colombienne et vénézuélienne prolongeant la grande cordillère des Andes constituent évidemment des reliefs qui structurent les territoires des deux pays [carte]. Les vallées intra-montagnardes concentrent les hommes et les activités, parce qu'elles déterminent les déplacements et les cultures, parce qu'avec l'altitude, on échappe aux chaleurs amazoniennes (+ 6 °C par tranche de 1.000 mètres en moyenne). Les habitants de Bogota – 2.640 mètres d'altitude – gagnent de ce fait une quinzaine de degrés ; Medellin se situe à 1.538 mètres et Caracas entre 760 et 910 mètres. Les deux pays débordent donc très nettement de l'aire andine, avec chacun des traits spécifiques : massif guyanais pour le Venezuela (un tiers environ du territoire), littoral Pacifique pour la Colombie.
Tous deux possèdent en commun une façade donnant sur les Caraïbes, et se partagent le bassin de l'Orénoque [1] dans lequel se trouvent les plus importantes réserves d'hydrocarbures d'Amérique du Sud. La production pétrolière vénézuélienne s'élève à un peu plus de 3 millions de barils / jour (c'est-à-dire 150 millions de tonnes par an / source). Les deux pays ont extrait 180 millions de tonnes de pétrole en 2005 de leur sous-sol, exportées en partie vers les Etats-Unis (source) [2]. A 105 dollars le baril ce 5 mars 2008, les tensions diplomatiques évoquées au départ amplifient les risques de récession aux Etats-Unis. Elle rendent peu probable l'hypothèse d'une guerre dans la région. Le clientélisme d'Hugo Chavez reposant en outre sur la redistribution des bénéfices du pétrole, une interruption des paiements renverrait le Venezuela à ses contradictions économiques. Voir Éconoclaste.
La référence des médias aux Andes ne tombe cependant pas là par hasard. Elle renvoie à l'indianité, c'est-à-dire à un clivage traversant la plupart des sociétés latino-américaines. Hugo Chavez tout comme Rafael Correa (le président équatorien) se réclament des Indiens andins, pour inscrire leur combat – du moins le présentent-ils comme tel – dans celui plus vaste des faibles contre les forts, des petits contre les puissants, des descendants de colonisés contre les descendants des colons européens, des métis contre les blancs. Le premier a fait pourtant carrière dans l'armée et le second à l'étranger. On ne voit guère quels avantages ils pourraient tirer de cette crise diplomatique avec la Colombie, bien que l'argument d'un nationalisme très opportuniste ne soit sans doute pas à exclure.
Il convient à mon sens de revenir à l'impossibilité matérielle de contrôler un territoire aussi vaste que l'Europe occidentale, recouvert d'une forêt équatoriale, et dépourvu d'infrastructures. Les frontières recoupent les cours d'eau qui constituent les seuls axes de communication : l'avion constitue la seule alternative à la pirogue. A l'est de la Colombie amazonienne, les cours d'eau affluent vers la rive gauche de l'Orénoque (donc vers le Venezuela, les Antilles et l'Amérique du Nord). Dans le tiers méridional du pays, ils s'écoulent vers la rive gauche de l'Amazone, vers l'Atlantique et l'Europe. A Bogota, la lutte contre les révolutionnaires ou contre les narcotrafiquants se heurte à cette réalité naturelle.
Admettons donc que les Farc ne bénéficient d'aucune aide financière extérieure à la Colombie, subsistant grâce au rapt et à l'argent de la cocaïne, que les autorités vénézueliennes et équatoriennes se soucient par humanitarisme des otages prisonniers dans la jungle (parmi lesquels se trouve Ingrid Bétancourt). Espérons ensuite un apaisement des tensions entre capitales et le renvoi des ambassadeurs ici ou là rappelés par leurs métropoles respectives. Les groupes armés prouvent de toutes façons l'impossibilité pour les forces régulières – tous pays confondus – d'annihiler les fauteurs de trouble. L'Amazonie demeure hors de contrôle des capitales montagnardes et / ou lointaines. Que le combat révolutionnaire des Farc paraisse aujourd'hui dépassé et qu'il subisse des revers importe peu. Ses deux principales sources de financement dépendent de gouvernements extérieurs à la région. Comme pour la cocaïne, dont le prix augmente avec la répression du trafic et de la consommation, la valeur d'un otage fluctue en fonction des surenchères.
L'otage Ingrid Bétancourt a probablement vu sa côte augmenter depuis le mois de mai 2007 et l'élection présidentielle française. Tout porte à croire que l'intérêt manifesté à son encontre par Nicolas Sarkozy a renforcé cette tendance. La mort de Raul Reyes étonne le Quai d'Orsay. « Evidemment, ce n'est pas une bonne nouvelle que le numéro deux, Raul Reyes, l'homme avec qui nous parlions, l'homme avec qui nous avions des contacts, ait été tué » commente le ministre des Affaires étrangères à un micro de France Inter. Bernard Kouchner avoue à cette occasion que l'administration française négociait avec une organisation ennemie de la Colombie, lui offrant une légitimité depuis toujours refusée par le gouvernement colombien, qui refuse de reconnaître sa difficulté à gérer ses périphéries équatoriennes. Au risque de se mettre en porte-à-faux avec Washington, qui qualifie les Farc de terroristes, le président de la République n'a pas répugné à sortir des canaux diplomatiques habituels. Pourtant, rien n'annonce début mars 2008 la libération d'Ingrid Bétancourt. En ordonnant l'élimination physique de Raul Reyes, les autorités colombiennes ont révélé certains dessous de l'affaire. Elles mettent dans l'embarras les chefs d'Etat voisins : qu'ils traitent le président Uribe de criminel de guerre ou de menteur n'y change rien (voir Le Monde). L'opération contre les Farc réduit surtout à peu de choses les efforts de Nicolas Sarkozy. Comment se faire tailler une veste andin...

PS./ Geographedumonde sur l'Amérique du Sud : Guyane, tombeau des vanités.

[1] La frontière répartit inéquitablement le bassin de l'Orénoque : 1/5ème pour la Colombie pour 4/5ème au Venezuela.
[2] Les gisements du golfe de Maracaibo (V.) et de la vallée de la Magdalena (C.) sont à prendre en compte, en concurrence avec ceux de l'Orénoque : plus proches du littoral, plus faciles à transporter, et de qualité standard, au contraire des pétroles lourds de l'Orénoque.

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