vendredi 25 juin 2010

Même Mary veut s’y installer à tout prix. (D’une rupture électrique en Floride, du rapport entre prix du courant et consommation)

La plus importante et la plus récente panne d'électricité américaine a eu lieu en Floride le 25 février 2008. Elle a commencé par un incident anodin, relaté par USA-Today. Ce jour-là, le courant a disjoncté à l'heure du déjeuner dans une station locale. Cet incident a entraîné par effet de contagion, l'interruption de l'alimentation dans plusieurs comtés pendant plusieurs heures. Le courant est finalement revenu dans les habitations en fin d'après-midi ; il ne reste qu'un petit nombre de foyers encore privés d'électricité le soir. L'incident ne mérite pas en tant que tel de figurer dans la liste des grandes catastrophes civiles, n'ayant causé ni destructions, ni blessés. USA-Today et d'autres grands titres de la presse nord-américaine s'en inquiètent pourtant, non pas pour ce qu'il a produit, mais pour ce qu'il a révélé. Le fait que des millions d'Américains se trouvent démunis pendant plusieurs heures à cause d'une broutille suscite légitimement des interrogations. L'inquiétude est palpable. On lit néanmoins dans la presse l'empressement des autorités à rassurer la population : « tout est sous contrôle... Nous ne relevons aucun acte terroriste. » Peu importent cependant les causes premières. Problèmes techniques, erreur humaine, ou malveillance ? USA-Today donne des détails sur la façon dont les autorités de contrôle et les sociétés gestionnaires se renvoient la balle...
Je laisse le soin aux uns et aux autres d'enquêter. L'effet de la panne compte plus que ses circonstances. Car les forces de l'ordre doivent soudain répondre à un déluge de coups de téléphone d'habitants paniqués. Dans les rues des villes principales, y compris à Miami, les policiers se placent aux intersections pour remplacer au pied levé les feux de circulation éteints et empêcher des collisions entre automobilistes. Des bouchons se forment bien vite, car le réseau routier linéaire suit le littoral sud-est de la péninsule, sans solutions de contournement à cause de la proximité de l'océan (voir carte). En temps normal, il est saturé aux heures de pointe (voir ici). Le 25 février, la situation vire au chaos quand les entreprises renvoient leurs employés privés d'ordinateurs, que les universités invitent leurs étudiants à rentrer chez eux. Au même moment, des usagers attendent dans les ascenseurs bloqués entre deux étages, les alarmes anti-incendies brusquement déréglées sonnent et alertent en vain des forces de sécurité ne sachant plus où donner de la tête. Au coeur de la crise, trois millions d'habitants n'ont plus de courant.
Siobhan Morrissey s'interroge dans Time sur les risques encourus par les Etats-Unis dans le domaine des réseaux électriques. Il part de l'énorme blackout d'août 2003 à New York et dans tout le nord-est. Celui-ci a duré plus longtemps et privé d'électricité 15 millions de personnes. Siobhan Morrissey cite un observateur qui voit dans ces problèmes récurrents un sous-investissement chronique : entre 2005 et 2010, les réseaux américains nécessiteraient 15 milliards de dollars pour une mise à niveau. Or le réseau de Floride jouissait jusque là d'une bonne réputation, même si la compagnie en cause (Florida Power & Light) paraît avoir négligé certaines de ses obligations (élagage, réalisation de doublons pour soulager les lignes principales) : c'est dire que pour un pays de la superficie d'un continent, les défis géographiques sont importants.
Chacun s'étonne sur place, de la période de l'année (l'hiver) et non de la coupure elle-même : le Time rappelle à ce propos les résultats d'une étude de l'Université Carnegie Mellon de Pittsburgh sur les ruptures électriques dans les grands pays occidentaux. Aux Etats-Unis, elles durent en moyenne 214 minutes par an, contre 70 au Royaume-Uni et 6 au Japon. Au mois de février, les températures dépassent cette année les moyennes saisonnières et poussent les habitants à déclencher plus tôt que d'habitude leurs climatiseurs... Il reste toutefois à démontrer un lien de cause à effet concernant la panne du 25 février, et à éclaircir une incohérence. Si les cyclones dévastent plusieurs fois par décennie la Floride, et si le réseau subit régulièrement des coupures, les habitants devraient savoir se comporter en cas de crise. Le basculement sur les groupes électrogènes témoignent que les hôpitaux, les centraux téléphoniques, la base de Cape Canaveral ou encore le parc Disney ont trouvé une parade.
Le réseau présente quelques défaillances, mais peu nombreux sont les contribuables disposés à mettre la main à la poche. Siobhan Morrissey en convient : « Beaucoup d'habitants du sud de la péninsule ont été estomaqués en apprenant l'augmentation de leur facture de 100 dollars dans les jours qui ont suivi ; ils considèrent qu'un service public de ce type devrait se contenter du croît démographique de la Floride, des 100.000 nouveaux habitants qui chaque année viennent s'ajouter à ceux qui paient déjà leur électricité. » [Traduction perso. (1)] On trouve là à mon sens la clef de compréhension de cette vaste coupure électrique. La mutualisation des coûts ici figurée conduit à une impasse, faute de régulation par les prix. [En Europe, cette vérité n'a pas fait son chemin : ici]
La Floride plait aux touristes, sans doute à cause de son climat subtropical, qui contraste avec l'Amérique du nord-est refroidie l'hiver par le courant du Labrador. Elle attire ainsi les retraités comme Barbra Streisand et Dustin Hoffman, au moins ceux qui disposent des moyens pour s'acheter un pied-à-terre en dépit de la flambée des prix. Mais son développement économique dépend aussi de facteurs extérieurs. La main d'oeuvre bon marché venue d'Haïti, de Cuba ou des autres grandes Antilles sous-tend le succès des exploitations maraîchères spécialisées dans les agrumes et les primeurs, mais aussi le succès du tourisme. La puissance publique s'avère encore plus déterminante. Il faut d'abord éradiquer le paludisme par drainage et dispersion d'insecticides dans cette péninsule dépourvue de reliefs saillants, dominée par les étendues d'eaux stagnantes : 30.000 lacs dont une partie dans le parc national des Everglades (567.000 hectares). Les moustiques peuvent encore aujourd'hui tuer.
L'armée et / ou la Nasa (John F. Kennedy Space Center) s'y implantent, le crime organisé y blanchit les bénéfices tirés de la prostitution, des jeux ou de l'alcool. Les infrastructures suivent. Des autoroutes, des lignes de chemin de fer et des aéroports surgissent sur cette terre autrefois désolée et contribuent à déséquilibrer de façon chronique le solde migratoire de l'Etat. On construit des centrales électriques ou de retraitement des eaux. Même Mary veut s'y installer à tout prix [Something about Mary] En Floride, les villes s'étendent et la population augmente d'abord par saccade, à la veille de la guerre de Sécession (140.000 habitants en 1850 pour 188.000 en 1860), dans l'Entre-deux-guerres (968.000 habitants en 1920 pour 1.468.000 en 1930). Depuis la fin de la dernière guerre, la courbe ne fléchit plus : 2,8 millions d'habitants en 1950, 5 millions en 1960, 6,8 millions en 1970, 10 millions en 1980, 13 millions en 1990 et 16 millions en 2000 [source]. Dans ce paradis très peu naturel – ce qui ne veut pas dire sans charmes – aucun obstacle ne contrecarre l'engouement collectif : ni les désagréments d'une telle pression démographique, ni les cyclones dévastateurs, ni les ruptures de courant... [2]

PS./ Geographedumonde sur les Etats-Unis : Et pourtant, ils tournent en rond. Sur les réseaux électriques : Ne pas confondre queue de réseau et queues de prunes.



[1] « Many South Floridians have been socked with bill increases of as much as $100 a month since then, which critics argue isn't necessary for a profitable utility with a revenue stream of 100,000 new residents a year. » / Siobhan Morrissey / Time.
[2] Voir le dossier de la CCI de Paris, qui pousse manifestement à la roue...

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