Dans le dernier numéro des Annales de Géographie (n°656 / p.382-397), Philippe Garnier et Sylvain Rode co – signent un article décrivant les causes de l'abandon du dernier grand barrage français. Chambonchard (Creuse), sur la haute vallée du Cher, devait compléter l'équipement du bassin-versant de la Loire ; mais il ne verra probablement pas le jour. Les deux auteurs mettent en lumière l'incapacité des promoteurs du projet à présenter des objectifs cohérents dans le temps. Le cours d'eau menaçant dont il faut se prémunir (écrêtement des crues) devient le cours d'eau bienfaiteur : l'eau potable, l'irrigation agricole, l'eau pour les paysages et le tourisme fluvial. Alors que les arguments en faveur du barrage finissent par se contredire, on observe l'influence déterminante des associations écologistes, celles-ci occupant une place laissée vacante. Car les élus locaux n'ont pas su se mettre d'accord sur une politique globale, à l'échelle du bassin. Garnier et Rode montrent que le projet de Chambonchard arrive trop tard, en décalage avec l'air du temps. Les grands travaux suscitent la méfiance dans les années 1970.
La presse valorise l'agriculture respectueuse de l'environnement, qui se passerait d'irrigation artificielle. Bruxelles s'apprête à reconsidérer la tonalité productiviste de la PAC. La majorité des voies d'eau françaises servent peu au transport de marchandises. Elles alimentent les réseaux d'adduction et les barrages hydroélectriques. L'heure est aux économies d'énergie : chaque foyer fait tourner son compteur électrique, en vivant dans l'illusion que les turbines fonctionneraient par elles-mêmes. Les cours d'eau perdent petit à petit aux yeux de l'opinion leurs traits les plus inquiétants. Les crues les plus dangereuses appartiennent à un passé lointain, non relayées par une mémoire vivante, à quelques exceptions près (les débordements de la Somme ou de la Charente sont assez récents). L'urbanisation rogne les zones inondables et les digues paraissent invulnérables dès lors qu'aucune montée des eaux ne les fissure. L'insouciance immobiliste a remplacé le volontarisme d'hier : ne rien faire, par peur de provoquer des effets potentiellement négatifs.
Sur le Cher les élus ont très tôt cherché à tirer parti du lit majeur, soit pour des activités industrielles (la métallurgie à Vierzon) soit pour des quartiers d'habitation. Mais une rupture apparaît dans les années 1960 entre Tours et les autres communes : « De 1968 à 1971, 170 hectares sont mis hors crue grâce à des remblais de 4 à 5 mètres de hauteur derrière des digues étanches. A la fin des années 70, 280 hectares sont aménagés . [...] La protection contre les crues suscite ainsi moins d'intérêt depuis que Tours a mis en oeuvre des aménagements locaux de protection, d'autant que la question de la vidange du barrage après une crue pose question : elle doit être rapide et faire suite au plus près au passage de l'onde de crue. » Garnier et Rode s'arrêtent là malheureusement. Ils ne décrivent pas les raisons qui poussent les élus tourangeaux à se désintéresser du barrage de Chambonchard. Jean Royer, pour la première fois élu maire de Tours en 1959 préside à l'aménagement du val de Cher parce que les digues permettent une « protection absolue » : l'opération Rives du Cher, le quartier des Fontaines, le campus universitaire de Grandmont, puis un peu plus tard, le quartier des Deux-Lions naissent et s'étendent dans le lit majeur. Au bout de trois décennies de gestion municipale, Jean Royer échoue finalement à faire triompher son dernier projet d'aménagement sur la plaine de La Gloriette. [Sources]
L'agglomération de Tours se trouve-t-elle efficacement protégée ? Dans la vallée moyenne de la Loire, la menace ne provient pas seulement des précipitations hivernales entraînant des crues lentes et prévisibles, mais également d'épisodes orageux (dits cévenols). « La crue centennale de 1856, tant redoutée encore aujourd'hui, a écoulé à Orléans et à Tours près de 2,5 milliards de mètres cubes d'eau en huit jours, c'est-à-dire de quoi couvrir les 1.500 kilomètres carrés de plaine de la Loire moyenne d'une hauteur d'1,6 mètre ! » Les digues n'empêchent pas les remontées d'eau par la nappe phréatique, et leur entretien coûte cher. Dans la vallée de la Loire, on estime que 200 millions de tonnes de sables et de graviers ont été extraits, d'où une baisse moyenne du lit de un à deux mètres. « Les extractions sont interdites dans le lit depuis 1992, mais son abaissement a un premier effet inquiétant : il fragilise les pieds des levées. Lors des crues, la Loire exercera davantage de pression sur les fondations de ces levées. Il existe ainsi 120 points sensibles. » L'endiguement de la Loire a entraîné une raréfaction dangereuse des zones d'expansion du fleuve : la pression résultant d'une crue centenale viendra à bout des levées les plus épaisses ; en 1846, on a dénombré 160 ruptures... [Sources]
Pour revenir au projet avorté de barrage, nos deux auteurs peinent à donner de l'épaisseur aux objections des associations, en dehors du coût important (350 millions d'€), alors que l'Etat se désengage. Le bétonnage du fleuve a commencé avec l'élévation de kilomètres de digues, de même que la dégradation des paysages et la pollution des eaux datent d'avant le projet de barrage. Plus qu'une modification de la vallée, les associations personnifient les enjeux, par un discours sur l'agression : contre l'eau (désoxygénation dans le lac de retenue), les animaux ou encore la végétation. L'adjectif sauvage – devenu laudatif – implique-t-il de rester les bras ballants face à la menace d'inondations qui menacent des centaines de foyers ? Un argument s'avère plus convaincant, celui de l'inefficacité : un seul barrage ne peut retenir suffisamment d'eau pour sauver des dizaines de kilomètres de vallée, surtout s'il n'est pas vide, du fait d'un remplissage saisonnier. Mais en renonçant à retenir un mètre - cube, l'incertitude diminue aussi. Au total, l'article se termine sur l'idée que l'Etat privilégie désormais les constructions modestes et les aménagements doux. « Après avoir, durant de nombreuses années, agi uniquement sur l'aléa par des mesures de protection, les gestionnaires du risque sont de plus en plus enclins à agir sur les enjeux (soit pour limiter en réglementant l'occupation des sols, soit pour en réduire la vulnérabilité). » [Id.]
Cet optimisme fait à mon avis peu de cas de la décentralisation qui rend peu opérante l'action gouvernementale susdite. Dans quelle région de France les préfets gèlent-ils de vastes superficies de territoires sans déclencher une fronde des maires ? Certaines des banlieues proches de Tours, et parmi les plus importantes, illustrent l'envahissement du lit mineur / majeur, communes plus ou moins complètement inondables. Au sud-est immédiat, bordée par le cours du Cher à quelques centaines de mètres de la confluence, Saint Avertin comptait 7.400 habitants en 1968, 8.800 en 1975, 10.000 en 1982, 12.000 en 1990 et 14.000 en 1999. Et rien n'indique un retournement de la courbe de progression [Insee]
A Joué-les-Tours, la population a grossi quasiment au même rythme : 18.000 habitants en 1968 contre 36.500 en 1999. Là encore, l'habitat individuel domine ; le retrait par rapport au Cher laisse espérer une moindre exposition au risque. Mais si l'on ajoute les nouveaux quartiers de Tours, la prochaine crue centenale submergera des kilomètres de trottoirs, et plus de 50.000 habitants de l'agglomération. On a vu mieux pour déjouer les tours du sort que l'abandon d'un barrage...
PS./ Dernier papier sur les réseaux fluviaux en France : Canal ou impasse ? (du projet de canal fluvial Seine-Nord-Europe).
La presse valorise l'agriculture respectueuse de l'environnement, qui se passerait d'irrigation artificielle. Bruxelles s'apprête à reconsidérer la tonalité productiviste de la PAC. La majorité des voies d'eau françaises servent peu au transport de marchandises. Elles alimentent les réseaux d'adduction et les barrages hydroélectriques. L'heure est aux économies d'énergie : chaque foyer fait tourner son compteur électrique, en vivant dans l'illusion que les turbines fonctionneraient par elles-mêmes. Les cours d'eau perdent petit à petit aux yeux de l'opinion leurs traits les plus inquiétants. Les crues les plus dangereuses appartiennent à un passé lointain, non relayées par une mémoire vivante, à quelques exceptions près (les débordements de la Somme ou de la Charente sont assez récents). L'urbanisation rogne les zones inondables et les digues paraissent invulnérables dès lors qu'aucune montée des eaux ne les fissure. L'insouciance immobiliste a remplacé le volontarisme d'hier : ne rien faire, par peur de provoquer des effets potentiellement négatifs.
Sur le Cher les élus ont très tôt cherché à tirer parti du lit majeur, soit pour des activités industrielles (la métallurgie à Vierzon) soit pour des quartiers d'habitation. Mais une rupture apparaît dans les années 1960 entre Tours et les autres communes : « De 1968 à 1971, 170 hectares sont mis hors crue grâce à des remblais de 4 à 5 mètres de hauteur derrière des digues étanches. A la fin des années 70, 280 hectares sont aménagés . [...] La protection contre les crues suscite ainsi moins d'intérêt depuis que Tours a mis en oeuvre des aménagements locaux de protection, d'autant que la question de la vidange du barrage après une crue pose question : elle doit être rapide et faire suite au plus près au passage de l'onde de crue. » Garnier et Rode s'arrêtent là malheureusement. Ils ne décrivent pas les raisons qui poussent les élus tourangeaux à se désintéresser du barrage de Chambonchard. Jean Royer, pour la première fois élu maire de Tours en 1959 préside à l'aménagement du val de Cher parce que les digues permettent une « protection absolue » : l'opération Rives du Cher, le quartier des Fontaines, le campus universitaire de Grandmont, puis un peu plus tard, le quartier des Deux-Lions naissent et s'étendent dans le lit majeur. Au bout de trois décennies de gestion municipale, Jean Royer échoue finalement à faire triompher son dernier projet d'aménagement sur la plaine de La Gloriette. [Sources]
L'agglomération de Tours se trouve-t-elle efficacement protégée ? Dans la vallée moyenne de la Loire, la menace ne provient pas seulement des précipitations hivernales entraînant des crues lentes et prévisibles, mais également d'épisodes orageux (dits cévenols). « La crue centennale de 1856, tant redoutée encore aujourd'hui, a écoulé à Orléans et à Tours près de 2,5 milliards de mètres cubes d'eau en huit jours, c'est-à-dire de quoi couvrir les 1.500 kilomètres carrés de plaine de la Loire moyenne d'une hauteur d'1,6 mètre ! » Les digues n'empêchent pas les remontées d'eau par la nappe phréatique, et leur entretien coûte cher. Dans la vallée de la Loire, on estime que 200 millions de tonnes de sables et de graviers ont été extraits, d'où une baisse moyenne du lit de un à deux mètres. « Les extractions sont interdites dans le lit depuis 1992, mais son abaissement a un premier effet inquiétant : il fragilise les pieds des levées. Lors des crues, la Loire exercera davantage de pression sur les fondations de ces levées. Il existe ainsi 120 points sensibles. » L'endiguement de la Loire a entraîné une raréfaction dangereuse des zones d'expansion du fleuve : la pression résultant d'une crue centenale viendra à bout des levées les plus épaisses ; en 1846, on a dénombré 160 ruptures... [Sources]
Pour revenir au projet avorté de barrage, nos deux auteurs peinent à donner de l'épaisseur aux objections des associations, en dehors du coût important (350 millions d'€), alors que l'Etat se désengage. Le bétonnage du fleuve a commencé avec l'élévation de kilomètres de digues, de même que la dégradation des paysages et la pollution des eaux datent d'avant le projet de barrage. Plus qu'une modification de la vallée, les associations personnifient les enjeux, par un discours sur l'agression : contre l'eau (désoxygénation dans le lac de retenue), les animaux ou encore la végétation. L'adjectif sauvage – devenu laudatif – implique-t-il de rester les bras ballants face à la menace d'inondations qui menacent des centaines de foyers ? Un argument s'avère plus convaincant, celui de l'inefficacité : un seul barrage ne peut retenir suffisamment d'eau pour sauver des dizaines de kilomètres de vallée, surtout s'il n'est pas vide, du fait d'un remplissage saisonnier. Mais en renonçant à retenir un mètre - cube, l'incertitude diminue aussi. Au total, l'article se termine sur l'idée que l'Etat privilégie désormais les constructions modestes et les aménagements doux. « Après avoir, durant de nombreuses années, agi uniquement sur l'aléa par des mesures de protection, les gestionnaires du risque sont de plus en plus enclins à agir sur les enjeux (soit pour limiter en réglementant l'occupation des sols, soit pour en réduire la vulnérabilité). » [Id.]
Cet optimisme fait à mon avis peu de cas de la décentralisation qui rend peu opérante l'action gouvernementale susdite. Dans quelle région de France les préfets gèlent-ils de vastes superficies de territoires sans déclencher une fronde des maires ? Certaines des banlieues proches de Tours, et parmi les plus importantes, illustrent l'envahissement du lit mineur / majeur, communes plus ou moins complètement inondables. Au sud-est immédiat, bordée par le cours du Cher à quelques centaines de mètres de la confluence, Saint Avertin comptait 7.400 habitants en 1968, 8.800 en 1975, 10.000 en 1982, 12.000 en 1990 et 14.000 en 1999. Et rien n'indique un retournement de la courbe de progression [Insee]
A Joué-les-Tours, la population a grossi quasiment au même rythme : 18.000 habitants en 1968 contre 36.500 en 1999. Là encore, l'habitat individuel domine ; le retrait par rapport au Cher laisse espérer une moindre exposition au risque. Mais si l'on ajoute les nouveaux quartiers de Tours, la prochaine crue centenale submergera des kilomètres de trottoirs, et plus de 50.000 habitants de l'agglomération. On a vu mieux pour déjouer les tours du sort que l'abandon d'un barrage...
PS./ Dernier papier sur les réseaux fluviaux en France : Canal ou impasse ? (du projet de canal fluvial Seine-Nord-Europe).
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