Prenez une peccadille, l’abandon par une reine espagnole de son trône (en septembre 1868). A Berlin, la chancellerie propose un nom pour fonder une nouvelle dynastie (les Hohenzollern), comme à Londres, Moscou, Bucarest, pour ne citer que quelques exemples. Mais le gouvernement français ne l’entend pas ainsi : le coq sur ses ergots. Un Prussien à Madrid ; pourquoi pas au Mexique, tant qu’on y est ? Les apprentis historiens du quai d’Orsay ressortent la figure de Charles Quint, en oubliant au passage que les guerres de Religion avaient à la même époque causé infiniment plus de dégâts au royaume de France que tous ses ennemis rassemblés. Et puis qu’y a-t-il de commun en dehors de la langue entre un Autrichien et un Prussien ? Mais l’erreur d’analyse ne s’arrête pas là. S’y ajoute de la part des Français une amnésie doublée d’un aveuglement criminel…
Les autorités espagnoles ont tout à craindre des Français, à l’inverse des Prussiens. Lors des première (1795 – 1797) et troisième Coalitions continentales (1805), elles se sont engagées aux côtés des Français sans récolter en contrepartie aucun succès : marine de guerre affaiblie (Trafalgar), perte d’influence en Amérique latine (en particulier dans les Caraïbes) et installation des Anglais à Gibraltar. En février 1808, Murat a pénétré dans la péninsule à la tête d’une armée qui le conduit jusqu’à Madrid, inaugurant cinq années de guerre plus ou moins larvée en Espagne : Wellington repousse les derniers troupes françaises outre – Pyrénées en 1813. En 1822 enfin, à l’issue du congrès de Vérone, Paris décide une nouvelle expédition au sud des Pyrénées, cette fois pour sauver la mise de Ferdinand VII, celui-là même que Napoléon avait fait enfermer à Valençay quinze ans plus tôt, monarque affaibli par une opposition libérale : l’affaire aboutit à une nouvelle prise de Madrid (fort du Trocadéro en 1823).
Un demi-siècle plus tard, les autorités françaises semblent négliger ce passif, tout en se focalisant à l’excès sur une posture type, de la citadelle assiégée. Le maréchal et ministre de la Guerre Leboeuf, à qui l’on demande si l’armée française est prête à toute éventualité, répond qu’elle est « admirable, disciplinée, exercée, vaillante. » On chercherait en vain les modernisations (pensée tactique et stratégique & armement) tirés en France de la guerre de Sécession ou de la guerre entre la Prusse et l’Autriche (Sadowa, 1866). Mais la guerre avec la Prusse éclate finalement par la faute du ministre français des Affaires étrangères (Gramont) qui n’a pas mesuré le caractère calculateur du chancelier Bismarck. Car ce dernier agit finalement à l’insu du roi Guillaume. Cherchait-il vraiment une guerre avec la France ? (Voir ici)
Il m’importe surtout de disséquer un projet géopolitique, celui d’un dirigeant prussien pouvant éclairer celui d’un dirigeant persan. Pour poser le problème autrement, Bismarck ne cherchait-il pas simplement une guerre pour la Prusse, et pourquoi ? Il faut éviter tout déterminisme qui considèrerait comme évident et logique l’enchaînement des événements conduisant à la proclamation de l’Empire allemand. L’unification répondait certes au vœu d’un grand nombre de germanophones d’Europe centrale ; tous n’en formait cependant pas le vœu. En 1815, dans la Confédération germanique coexistent encore quatre villes libres, douze principautés, dix duchés et sept grands-duchés ; l’unification a d’abord fonctionné par l’ouverture d’un marché commun germanique à l’intérieur duquel les souverains suppriment les droits de douane (Zollverein, en 1834). Pour le reste, les tensions demeurent fortes au plan religieux (entre protestants et catholiques), politique (entre libéraux et conservateurs), et enfin diplomatique : tiraillement avec le Danemark (1848 – 1852) pour le Schleswig – Holstein ou plus encore avec l’Autriche.
La primauté que souhaite donner Bismarck à la Prusse ne rentre donc pas dans un ordre naturel incontesté ; bien au contraire. La force de la Prusse tient surtout à son agriculture : ses industries et mines se situent en périphérie (haute – Silésie et Saxe Anhalt). Ses fleuves n’ont alors de connexion ni avec le Rhin, ni avec le Danube ; les grands ports de la Confédération (Hambourg, Brême ou Lübeck) se situent en dehors du royaume. Les mines de charbon et de fer échappent également au contrôle prussien. Son chancelier siège dans une capitale en rapide croissance, mais au milieu d’une Prusse sans grandes villes internationalement reconnues du point de vue des arts, des lettres, des sciences ou des techniques. Mais avec une armée moderne et une administration ambitieuse, Bismarck croit à sa portée une union des Etats allemands dirigée par un souverain prussien…. Ou par son chancelier ! La diplomatie lui donne l’occasion de bluffer en envoyant la dépêche d’Ems : si vous n’êtes pas avec la Prusse contre l’ennemi (et ex – envahisseur) français, vous êtes de mauvais Allemands ! Un passage à la Galerie des Glaces, et l’on proclame le Reich…
Le titre de mon papier aura cependant alerté le lecteur : le président Ahmadinejad est-il un nouveau Bismarck ? La comparaison peut surprendre, même s’il ne lui cède en rien du point de vue de la rouerie. Le projet géopolitique iranien n’est pas seulement celui d’un homme, mais celui d’une caste de dignitaires religieux formés à Qom. Elle se caractérise aussi par son obsession unificatrice, dont témoigne la carte : au plan ethnique (par rapport aux Caucasiens, Kurdes, Arabes, ou Baloutches) religieux (au regard des minorités sunnites), et enfin économique : dirigisme étatique centralisateur inefficace, qui va à l’encontre de la Confédération germanique du XIXème siècle [la politique des mollahs n’est-elle pas un simple dérivatif pour une population critique à son encontre ?] Téhéran présente ses frontières nationales comme sous la menace d’ennemis protéiformes, au premier rang desquels se trouvent les Anglo-Saxons. La diffamation renvoie néanmoins au coup d’Etat contre Mossadegh (février 1953) ou encore au soutien accordé au Chah à la veille de la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeyni en 1979.
Les théocrates de Qom disposent de solides atouts, bien au-delà du cas des quinze marins capturés et de l’impossibilité pratique de la communauté internationale de bloquer tout programme nucléaire en Iran. Les faits géographiques l’emportent sur toute autre considération. Les armées occidentales présentes en Irak ont écopé d’une (trop ?) lourde tâche, mais l’armée britannique plus encore que les autres : dans son secteur d’occupation se trouve la frontière avec l’Iran, le long du thalweg (au milieu) du Chatt el Arab, l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate. Le gouvernement Blair a mésestimé le risque d’incidents de frontières dans une zone aquatique, par définition privée de repères topographiques (facile à dire ? En 1980, la guerre Iran – Irak se déclenche pourtant dans ce secteur). A Londres, les premières réactions font craindre le pire par leur naïveté pincée : « Tony Blair a dénoncé, dimanche 25 mars, le caractère ‘injustifié’ et ‘incorrect’ de la capture. » (Le Monde)
Téhéran peut pousser loin son effronterie, parce que les Occidentaux joue cette partie avec un handicap. Au 1er janvier 2005 [1], on estime que le sous-sol iranien contient 17 milliards de tonnes de pétrole, c'est-à-dire environ 10 % des réserves prouvées dans le monde (au prix du baril 01/05). L’Iran a produit un peu plus de 200 millions de tonnes en 2004, au troisième rang mondial. En l’espace de quelques minutes, le pouvoir iranien peut ordonner le sabordage de n’importe quel supertanker croisant au droit de ses côtes méridionales. L’armée iranienne a les armes pour bloquer le détroit d’Ormuz qui sépare l’Iran de la péninsule arabique (largeur minimale, 54 kilomètres), et donc d’interrompre un tiers des exportations mondiales de pétrole ! L’armée américaine a bien sûr les moyens de riposter, en admettant un accord bien improbable de la communauté internationale ; mais comment évolueraient brusquement les cours pétroliers ? Qu’adviendrait-il à la croissance américaine, déjà très ralentie ?
Le régime des mollahs n’attend qu’une maladresse – hier le dossier nucléaire, aujourd’hui les marins britanniques – pour trouver une deuxième dépêche d’Ems et ressouder la population iranienne derrière lui. Il semble à l’inverse que chaque jour qui passe l’affaiblit. D’Ems à Qom, raccourci historique et géographique.
PS. : Dernier papier sur le discours géopolitique : Vlassov a choisi la potence.
- [1] Chiffres Quid 2006
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