jeudi 24 juin 2010

La négligence du facteur ‘distance’ (l’expédition française de Saint-Domingue / 1802 -1803)

Depuis le coup d’Etat du 18 Brumaire (dans la nuit du 9 au 10 novembre 1799), Bonaparte gouverne la France en maître incontesté. Saint-Domingue représente la colonie française la plus riche, mais la rébellion couve. Bonaparte prétend défendre les intérêts de la métropole, mais il n’oublie pas ceux de sa femme Joséphine de Beauharnais (ex – Tascher de la Pagerie, née aux Ilets en Martinique). On persifle, mais personne ne cherche à dissuader le futur Empereur de cette expédition. Plusieurs semaines ont passé depuis l’arrivée de mauvaises nouvelles des Antilles à Paris ; mais que sait-on exactement du contexte, sur place ?

Rappelons que pour pouvoir profiter des alizés, les bateaux à voile longent à l’époque les côtes de l’Espagne, filent jusqu’aux Açores avant de poursuivre en direction des Antilles. Cela représente environ 7 à 8.000 kilomètres de navigation et un trajet de six semaines. Les escadres appareillent de Brest, Lorient et Rochefort à la mi-décembre 1801 (22 vaisseaux, 10 frégates et 6 flûtes) et atteignent le Cap Samana, à l’est de Saint-Domingue ; il reste ensuite 300 kilomètres à parcourir pour rallier le lieu de débarquement, le 29 janvier 1802.

La colonie française devenue ensuite indépendante sous le nom d’Haïti s’étend sur 28 000 km² (l’équivalent de sept départements métropolitains) et présente une forme en C inversé : voir carte. Les littoraux s’étirent donc sur deux presqu’îles : celle du sud se terminant par le massif de la Hotte mesure 200 kilomètres d’est en ouest, et celle du nord moins étendue et plus large pointée dans la direction de Cuba (à moins de 100 kilomètres), la colonie principale des Espagnols dans les Antilles. On peut ajouter dans le cas de Saint-Domingue deux îles secondaires importantes : face aux Bahamas, celle de la Tortue complètement au nord (qui sert de repère des boucaniers), et celle plus importante (50 x 20 kilomètres) de la Gonâve à l’intérieur du C, séparant les deux canaux d’accès à Port-au-Prince.

Au total, Saint-Domingue (Haïti) compte au bas mot 1.000 kilomètres de côtes. Quelle marine pouvait surveiller une telle étendue ?!!! Quoi qu’il en soit, la force navale disponible s’établit comme suit : 7 vaisseaux (contre 22 au départ) et 14 frégates ou grandes corvettes (contre 10). Qu’est-ce en comparaison des 20 000 hommes présents sur place ?

A mon sens, cette expédition sur l’autre bord de l’Atlantique n’échoue pas du fait des circonstances – j’en dis quelques mots après – mais parce qu’elle est dès le départ insensée. Personne ne sait à l’époque gérer ce que l’on n’appelle pas encore un corps expéditionnaire. L’envoi de plus de 30.000 soldats français en Egypte en 1798 précède il est vrai celle-ci… Mais l’aventure s’est soldée par un échec quasi complet. La marine française est en particulier défaite à Aboukir, prouvant la folie des concepteurs de l’expédition égyptienne (parmi lesquels se range Bonaparte). Ils pensent pouvoir s’appuyer sur une flotte devant à la fois assurer le transit des troupes et sa propre défense dans une Méditerranée hors de contrôle. La plus puissante marine européenne à la fin du règne de Louis XVI a en outre perdu une partie de ses cadres au cours de la décennie 1790 : de nombreux officiers inquiétés par les listes de suspects manquent à l’appel…

A Saint-Domingue, l’expédition commence mal, car les chefs (Leclerc et Villaret – Joyeuse, le marin) ne s’entendant pas. Le débarquement au Cap (aujourd’hui Cap-Haïtien, port du littoral septentrional) manque d’échouer et la ville brûle dans un grand incendie. La mésentente débouche sur la révocation de Villaret – Joyeuse, remplacé par un contre-amiral plus accommodant (Latouche-Tréville). Leclerc impose la subordination des marins, démontrant qu’il n’a pas saisi les enjeux. « Sans la marine, l’armée de terre aurait bien de la peine à exister et à se maintenir dans les circonstances où nous nous trouvons. » [MONAQUE] écrit Latouche au début de l’année 1803, qui se plaint à plusieurs reprises de sa tutelle.

Bien sûr, le commandement français affirme mater la rébellion ; le 1er mai, Toussaint – Louverture annonce son ralliement. Mais l’issue s’éloigne ensuite à cause des ravages de la fièvre jaune (à partir de mai ; Leclerc en meurt le 2 novembre, remplacé à son poste par Rochambeau) et de l’annonce désastreuse du rétablissement de l’esclavage. A l’automne, la rébellion se réactive, suivant l’exemple de la Guadeloupe (août). « En février 1803, la capitale du Cap est sauvée d’extrême justesse. Les ‘brigands’ s’emparent le 19 d’un hôpital, du fort Belair et de la barrière Bouteille avant d’être repoussés dans les mornes. Trois cents marins participent ce jour-là à la défense victorieuse de la ville. » [Id.] Latouche obtient donc le respect pour ses troupes, mais peut-il dans le même temps mener une guerre navale, surtout après la rupture de la paix d’Amiens, qui laisse libre cours aux marines ennemies de la France ? Le 30 novembre 1803, alors que la flotte a quasiment évacué l’île, Rochambeau se rend aux Anglais au Cap.

« Tout pourtant dans les opérations dépendait des moyens navals disponibles. L’occupation du pays, à l’exception des quelques raids accomplis dans l’intérieur de l’île au cours des premiers mois, se borna aux localités côtières et, dans le meilleur des cas, à quelques plaines littorales. La conquête, la défense, le ravitaillement ou l’évacuation d’une quelconque de nos positions dépendaient entièrement des navires que l’on pouvait affecter à ces tâches. L’approvisionnement des rebelles en armes et en munitions se faisait entièrement par voie de mer et ne pouvait être contré que par une surveillance maritime attentive de l’ensemble des côtes de la grande île. Enfin, la vie économique de la colonie, comme l’envoi des renforts indispensables pour soutenir une guerre dévoreuse d’hommes et de matériels, reposaient sur un trafic maritime intense avec la métropole et les autres Antilles. » [Id. / Par moi souligné en gras].

Source bibliographique : MONAQUE (Rémi) – Marine et Armée dans l’expédition de Saint-Domingue (1802 – 1803) / Revue Historique des Armées / n°214 / 1999 / p.23.

PS. Dernier papier sur les Antilles : voir Quillards et cocaïne.

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