samedi 26 juin 2010

Discours guerrier et apologie du Pacifique. (D’une tribune de Kissinger dans l’IHT)

Henry A. Kissinger ne décroche pas. Il signe même cette semaine une tribune dans l'International Herald Tribune qui constitue une transcription écrite de réflexions sur le nouvel ordre mondial (new international order). Cette expression mériterait à elle seule un commentaire, tant elle ne signifie rien. Privée de toute borne historique, elle relève du discours incantatoire et ne renseigne à aucun titre. Le monde connut-il l'ordre ? Les périodes charnières généralement retenues au 20ème siècle souffrent la discussion. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l'Union Soviétique s'imposait en Europe orientale, si ce n'est par les armes, en tout cas par la force et l'intimidation. Dans l'ancienne colonie japonaise de Corée, une guerre fratricide germait, lourde de conséquences tragiques. Les forces nationalistes de Chang Kai-Sek se délitaient face à l'Armée de Libération Nationale, et abandonnaient dès le premier semestre de 1946 la Mandchourie. En Indochine, les forces du Vietminh tentaient un coup d'éclat à Hanoi. A l'époque, Washington s'intéressait peu au problème du terrorisme. Les responsables politiques restaient ferme sur leur convictions anticolonialistes et la croyance dans le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (voir une poignée de noix fraîches).
Les lendemains de l'effondrement de l'URSS représentent en théorie une deuxième période de paix. Qu'en fut-il, en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak et en Iran ? Tout juste doit-on reconnaître la prééminence militaire américaine après 1991. La tragédie se joue là. En Irak, depuis 2003, l'administration Bush porte la responsabilité historique écrasante d'un camouflet. Peu importe les jugements portés sur l'action de l'armée américaine. Les plus sévères ne tiennent pas compte de l'extraordinaire adaptabilité des GI's, du dévouement de tous ces soldats prêts à tomber au pied de la bannière étoilée. Je les plains, car leur point de vue européen – douloureusement ressenti par Kissinger – néglige cette évidence qu'un soldat ignore toujours les nécessités de la haute stratégie. Pour un ensemble de mauvaises raisons, bien des armées européennes se sont effectivement coupées de leurs populations et privées de leurs meilleures sources de recrutement. En se contentant de rétablir les sergents recruteurs de l'Ancien régime, prêts à obtenir des signatures d'engagements sous les drapeaux par tous les moyens pour garnir les rangs de leurs régiments, elles restent en retrait de l'US Army. D'un côté quelques centaines d'hommes, de l'autre des dizaines de milliers. D'un côté des unités spéciales bien entraînées et suréquipées – dans le cas français, à l'exact opposé de la dotation générale des régiments lambda – de l'autre, le système divisionnaire dans son ensemble, mêlant forces de mélée et forces d'appui. Tout cela compte pourtant peu dans les médias européens. Seule compte l'inespéré enlisement américain – on tente ici ou là de voiler une indécente jubilation –. Parce que l'on est européen, on se targue d'intelligence, de finesse. L'art de la guerre, propriété continentale ? Pitoyable.
Henry A. Kissinger évite bien entendu de s'étendre sur la situation au Moyen-Orient, si ce n'est par quelques lapalissades. Vieux travers géopoliticien, il fait des Etats-Unis le sujet, et les Américains unanimes, les acteurs d'une tragédie imparable. Si on y est, c'est qu'on y est. Si on y est, c'est pas pour rien. Si on n'y était pas, la situation ne vaudrait pas mieux. L'argumentaire, par définition indémontrable, révèle une pensée uniquement capable de recycler des vieilles thématiques : en particulier celle qui décrit le centre du monde en déplacement de l'Atlantique vers le Pacifique [« the drift of the center of gravity of international affairs from the Atlantic to the Pacific and Indian Oceans.»]. Celui qui tombe s'agrippe au premier bras venu, quitte à entraîner quelqu'un d'autre dans sa chute. L'auteur distille en réalité une amertume pleine d'incohérence à ses lecteurs. De deux choses l'une : si le Pacifique perd son statut de périphérie, la question du secours apporté par les Européens en Irak, ou de leur coopération dans les opérations de l'Otan en Afghanistan devrait ne susciter qu'ennui poli de l'autre côté de l'Atlantique. Bien loin de celui-ci, Kissinger tempête contre les Européens inconséquents, contre les Européens lâches, contre les Européens égoïstes. Contre les Européens assourdis par le bruit des armes : et Kissinger de reprendre l'argument éculé des conséquences des deux guerres mondiales. Croit-il vraiment au plus jamais çà !? Je l'ignore. Pour ne pas avoir l'air de reprendre une mélodie vieille de plusieurs décennies au sujet du Pacifique [voir Alexandre de Marenches au début des années 1980], il associe à ce dernier l'océan Indien, afin de décrire le décentrage géopolitique du monde. Remarquez, on dit que les extrêmes se rejoignent. Et puis aller de Bagdad à Los Angeles, ou de New York à Jérusalem, cela revient à effectuer deux minuscules sauts de puce.
De l'amertume, on tombe ensuite dans l'aveuglement. Sur les lointaines conséquences de la disparition de l'Empire ottoman, l'auteur s'en tient à la thèse du progrès en marche. [1] L'Empire devait disparaître en 1918 parce qu'appartenant au camp battu. L'erreur proviendrait de la fixation des frontières, irrespectueuses des différenciations ethniques, linguistiques et religieuses ; contrairement à l'Europe, précise l'auteur. Ainsi, Henry A. Kissinger gomme le caractère catastrophique du principe des nationalités dans l'Entre-deux-guerres. Pire, il fait montre d'une certaine mauvaise foi en taisant la lente construction européenne dont il se méfie. Celle-ci a pourtant, après 1945, garanti l'instauration d'une paix durable à l'échelle du continent...
Après un couplet ennuyeux sur la menace islamiste, l'ancien conseiller de Nixon tient à terminer sur l'essentiel : les Etats-Unis éternels et les nouvelles perspectives géopolitiques. Il se montre donc à la fois guerrier et Pacifique. L'état des relations sino-américaines l'inquiète, et on retrouve là l'oracle du pragmatisme. Washington ne peut s'engager en ce début de siècle dans une confrontation avec Pékin, alors que l'armée américaine peine en Irak et en Afghanistan [2]. Le questionnement final témoigne d'un louable appel au dialogue. Il reste que l'auteur ne s'interroge à aucun moment sur ce qui définit la superpuissance (sous-entendue américaine [3]).
Sur ses limites géographiques et bien davantage économiques, je reste sur ma faim. Comment l'administration américaine justifiera-t-elle auprès de son opinion publique la poursuite des opérations militaires en Irak et en Afghanistan, sans l'obtention de résultats indéniables sur le terrain ? Comment l'administration américaine compte-t-elle financer dans le futur l'effort de guerre actuel, si le dollar continue à se dévaloriser et si le monde ne finance plus les déficits publics américains ? Henry A. Kissinger fustige les Européens munichois – sans doute n'a-t-il pas tout à fait tort – mais jette un voile pudique sur l'abandon moral d'une Amérique endettée jusqu'au cou : la banque centrale de Chine détient plus de 1.000 milliards de dollars de bons du trésor américain. Il hurle au loup et dénonce le danger de terroristes islamistes, dont le seul fait d'armes remonte cependant au 11 septembre 2001 [4], mais compte pour rien la fragilité économique américaine à l'approche d'une crise d'ores et déjà comparée à celle de 1929. Kissinger, prophète du monde d'hier.

PS./ Geographedumonde sur le discours géostratégique : Le rétrograde, le devin et l'ingénue.




[1] « The successor states of the Ottoman Empire were established by the victorious powers at the end of the First World War. Unlike the European states, their borders did not reflect ethnic principles or linguistic distinctiveness but the balances achieved by the European powers in their contests outside the region. » / Henry A. Kissinger.
[2] « No previous generation has had to deal with different revolutions occurring simultaneously in separate parts of the world. » / [Id.]
[3] « In a world in which the sole superpower is a proponent of the prerogatives of the traditional nation-state, in which Europe is stuck in a halfway status, in which the Middle East does not fit the nation-state model and faces a religiously motivated revolution, and in which the nation-states of South and East Asia still practice the balance of power, what is the nature of the international order that can accommodate these different perspectives? » / [Id.]
[4] « That struggle is endemic; we do not have the option of withdrawal from it. We can retreat from any one place like Iraq but only to be obliged to resist from new positions, probably more disadvantageously. Even advocates of unilateral withdrawal speak of retaining residual forces to prevent a resurgence of Al Qaeda or radicalism. » [Id.]

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