vendredi 25 juin 2010

Le rétrograde, le devin et l’ingénue. (De l’analyse géostratégique des rapports Chine - Etats-Unis)

Résumons. Winston Churchill joue le rôle du rétrograde. L'ambassadeur d'Australie à Washington Sir Owen Dixon racontait à qui voulait l'entendre les paroles mêmes du devin Roosevelt. Ce dernier « avait eu de nombreuses discussions avec Winston sur la Chine et [qu'] il avait le sentiment que Winston avait quarante ans de retard sur la Chine, qu'il parlait sans cesse des Chinois en disant 'les Chinks' ou 'les Chinamen' - il trouvait ça très dangereux. Roosevelt, lui, voulait garder de bonnes relations avec la Chine, car il pensait que, dans quarante ou cinquante ans, la Chine pourrait très bien devenir une grande puissance militaire. » Sylvie Kauffmann ou l'ingénue du Monde retranscrit mot à mot l'opinion banale d'un rond-de-cuir australien au sujet de l'opposition entre les deux dirigeants de la Deuxième Guerre mondiale. Elle cite sa source, un article de Foreign Affairs signé John Ikenberry, qu'elle pare de tous les talents : « l'un des plus brillants chercheurs américains en politique étrangère ». Elle omet malheureusement de mettre un lien avec cet hymne à « L'ascension de la Chine et l'avenir de l'Ouest ».
Ikenberry enfile les banalités comme d'autres les perles, en se contentant au fil des lignes de s'appuyer sur quelques noms, des personnes qui ont pour seul mérite d'avoir parlé ou écrit avant lui. Sa problématique apparaît dès la première page dans laquelle il rappelle que les Etats-Unis ont accédé au rang de première puissance après 1945, et que l'Europe a perdu à cette occasion sa place prééminente. Stupéfiant. Il s'insurge contre les pessimistes qui prédisent le déclin des Etats-Unis et se pose une question : la Chine n'est-elle pas l'avenir pour les Etats-Unis, à la fois ennemi militaire et partenaire commercial ? On relève encore et toujours la personnification des pays, vieille ficelle de l'analyste géostratégique, toujours prompt à instiller du simplisme dans l'étude des relations internationales. Pour Ikenberry, la Chine est la seule rivale des Etats-Unis. Il en veut pour preuve son « économie qui a quadruplé depuis la fin des années 1970 », le fait que la Chine produit de l'acier, du fer et du charbon, dispose d'une réserve de change en monnaies étrangères de 1000 milliards de dollars (fin 2006), et dépense chaque année davantage pour l'équipement de ses armées [trad° perso]. Chacun aura reconnu les accents kremlinologiques de cette analyse. Or, l'économie n'augmente pas, les millions de tonnes si datées historiquement (époque première révolution industrielle...) ne prouvent rien. Quant aux réserves en dollars de la Bank of China, elles représentent autant un handicap qu'un atout. A chaque dévaluation du dollar par rapport aux autres monnaies, le pécule chinois perd de sa valeur. Cet argent non injecté dans le pays réel ne doit en outre son existence qu'à la capacité des ménages américains à s'endetter ; les dérapages des crédits immobiliers US rendent bien vaine la politique monétaire de Pékin. Le PCC n'a guère de choix alternatif, il est vrai...
La Chine reproduit les schémas du passé – évidemment, tout est écrit – et suit les traces de l'Allemagne d'après 1870. Ikenberry a tout vu : l'Allemagne se développait trop vite, et le Royaume-Uni n'a pas supporté cette concurrence, à l'époque. Donc il fallait une guerre mondiale, une coalition de tous les Européens contre l'Allemagne. L'Alsace-Lorraine, la longue entente entre Londres et Berlin, les questions coloniales, etc. ? Broutilles que tout cela. Ces explications ne conviennent pas à notre visionnaire. Donc la Chine, comme l'Allemagne en d'autres temps, devient une menace et suscitera contre elle une coalition ? Les conclusions manquent. Parce qu'elle s'apprête à dominer le monde – qu'importent les deux tiers de paysans (voir le Monde), la désagrégation des structures politiques, les milliers de condamnés aux travaux forcés, le désastre de l'enfant unique, les problèmes de santé publique, ou encore la pollution catastrophique, l'analyste jette un voile pudique – la Chine incarne le péril jaune, qui stimule et dépasse l'Occident. Ikenberry cependant tient à éviter tout dérapage : les Etats-Unis ont certes occupé une position dominante de superpuissance, mais cela n'a rien à voir ! Ce fut toujours de façon raisonnée, pour le service du bien, de la démocratie et d'organisations supranationales défendant le droit et l'équité. Je partage plutôt ce point de vue, mais le problème est là : nous divaguons dans le brouillard, une somme d'affirmations subjectives. Allemagne (1870 – 1914) = Chine (1970's – ?) = Etats-Unis (1945 – 1970). La démonstration conduit à une absurdité logique.
Ikenberry fait part de son espoir. Il ne désespère de voir l'emporter à Pékin les dirigeants chinois les plus avisés (« The most farsighted Chinese leaders »), ceux qui souhaitent l'intégration de leur pays dans un système de relations internationales basé sur le libre-échange et le droit international, une puissance comme une autre, en quelque sorte. Mais les questions militaires, nucléaires, la place de la Chine dans les institutions internationales ne laissent planer aucun doute : la Chine est bien là, répète inlassablement Ikenberry. Révolutionnaire. Il consacre les derniers paragraphes de son article à dévoiler sa vision de la politique étrangère américaine : rester leader du camp occidental, faire respecter le droit international, restaurer des liens de confiance avec les pays membres de l'OTAN, relancer les négociations à l'OMC, participer à la lutte contre le réchauffement climatique... Dans un Occident uni derrière les Etats-Unis, la marge de manoeuvre de Pékin se réduit, et sa capacité de nuisance par la même occasion. Qui pourrait se dire totalement hostile à cet ultime développement d'Ikenberry ?
A la fin de la lecture de l'analyste américain, on s'aperçoit que Sylvie Kauffman n'a retenu qu'un morceau de la deuxième page. Roosevelt avait raison et Churchill avait tort. Elle ne s'en tient pas là et élargit sa note de lecture à un autre « intellectuel de qualité » (sic) : Mark Leonard, qui a écrit What China Thinks. Qu'on se le dise, la Chine pense. « Où l'on découvre que les Chinois, eux aussi, réfléchissent sur l'avenir du monde. Et que, contrairement à une idée très répandue, ils ne pensent pas tous de la même manière. » Je me rends à de tels arguments (...) faute d'avoir parcouru cet ouvrage. Sylvie Kauffman ne s'arrête plus : elle a également lu Kishore Mahbubani, « ancien ambassadeur singapourien et auteur de plusieurs livres sur la politique internationale ». [The New Asian Hemisphere, précise-t-elle]. Le pouvoir mondial est parti vers l'Est. Bientôt englouti dans le Pacifique ?
La journaliste conclut sur la situation de l'Australie. En effet, « les Australiens écrivent moins, mais, se sentant plus proches aujourd'hui de Roosevelt que de 'Winston', ils agissent. Parés du premier chef de gouvernement du monde développé à parler couramment le mandarin, le travailliste Kevin Rudd, ils participent allégrement au réaménagement de l'ordre géopolitique dans la région Asie-Pacifique. La Chine est devenue en 2007, devant le Japon, le premier partenaire commercial de l'Australie. » J'épargne les trémolos lyriques du final, l'évocation d'une gauche australienne habitée par le génie politique depuis que Kevin Rudd occupe le poste de premier ministre. Je reste toutefois bêtement persuadé que la realpolitik de Canberra ressemble à s'y méprendre à un suivisme abject et inutile ; abject par qu'il fait accepter sans sourciller les pires abominations du régime communiste chinois ; inutile parce qu'il risque fort de mener à une impasse diplomatique en même temps qu'économique... Voir éconoclaste.

PS./ Dernier papier sur le discours géostratégiques : Le devenir de la Chine communiste, entre Maan et Shobert.

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