Qu’est-ce qu’une synecdoque ? Le phénomène El Niño illustre à mon sens ce qui est à la base une figure de rhétorique. Au sens originel et géographique du terme, il s’agit d’une anomalie climatique se déclenchant dans les régions du nord du Chili et du Pérou donnant sur le Pacifique. Elles sont habituellement désertiques à cause du courant marin froid de Humboldt (lui-même issu de la dérive antarctique, qui fait le tour de la Terre d'ouest en est sur le 45° parallèle sud) qui longe les côtes sud-américaines vers le nord, pour bifurquer finalement vers l’ouest et les Galapagos, à l’aplomb de l’équateur. Exceptionnellement (El Niño), des eaux équatoriales chassent ces eaux froides qui bloquent en temps normal le processus de condensation – précipitations : au large du Chili et du Pérou le temps d’une saison, à l’improviste, pendant le printemps austral (septembre – décembre).
Tant et si bien que de l’eau de mer chaude naissent des nuages porteurs de pluies abondantes, qui se déversent dès le début de l’été (24 décembre, naissance de l’Enfant Jésus – El Niño) sur des régions arides et semi-arides. Les précipitations causent d’autant plus de dégâts que la végétation est adaptée au climat des lieux ; le faible couvert végétal ne peut donc retenir les écoulements superficiels et empêcher la formation de torrents de boues dévastateurs. On lira avec le plus grand intérêt cet article sur le site de la Météorologie belge, qui précise l’état des connaissances techniques sur le sujet et en particulier l’apport des observations satellitales sur le Pacifique. Celles-ci ont isolé les mécanismes de formation en amont du phénomène El Niño ; une vaste poche d’eaux chaudes se concentre brusquement dans la partie occidentale de cet océan à la fin de l’hiver austral (août)…
Les Chiliens et les Péruviens vivant sur ou à côté du littoral redoutent d’autant plus le phénomène qu’il ne présente aucune régularité, et qu’il perturbe leur activité économique. Pour des milliers de pêcheurs, El Niño provoque la raréfaction des micro-organismes à la base de la chaîne alimentaire d’un très riche écosystème marin ; comme ailleurs dans le monde, à chaque zone de contact entre eaux chaudes et eaux froides. Cet événement catastrophique atteint indirectement les stocks de poissons, les pêcheurs devant se résoudre à une très grande fluctuation des prises, et donc à une incertitude déstabilisante : 8,94 millions de tonnes en 1995, 8,48 millions de tonnes en 1999, 10,66 millions de tonnes en 2000 et 6,10 millions de tonnes en 2003 (tonnages de la pêche péruvienne / Quid 2000/2002/2004/2006)
Le climat tropical humide qui s’installe pour quelques semaines dans la région détraque ensuite complètement l’activité agricole : les précipitations noient les cultures sèches et démultiplient le risque de pourrissement sur pied. Ainsi en 1998 au Chili, quelques mois après le début d'El Niño (1997), l’observateur note : « (au 1er juin) On signale que cette année, les agriculteurs n’ont pas été stimulés par les prix en vigueur et que la superficie ensemencée devrait donc être proche de celle de 1997/98, inférieure à la moyenne, à la suite des fortes pluies liées au phénomène El Niño. La récolte du maïs de la campagne de 1998 est en cours, et grâce à l’accroissement des superficies ensemencées et à l’amélioration des rendements, on prévoit une production moyenne, en progression par rapport à celle de 1997, affectée par le mauvais temps. »
En Equateur, le constat ne diffère pas : « (au 10 juin) Malgré une nette diminution du niveau des pluies qui s’est produite récemment, les effets négatifs du phénomène El Niño se sont fait sentir jusqu’à la mi- mai, le long du littoral, notamment dans les provinces de Manabi, Los Rios et Guayas, où des niveaux très élevés de précipitations ont été signalés. […] Les logements et les infrastructures, ainsi que le secteur agricole, ont continué à subir des dégâts toujours plus importants, qui ont entraîné l’instabilité des prix de certaines denrées alimentaires de base, mais pour l’instant du moins, on ne signale pas de pénuries alimentaires. Près de 300 000 hectares de terres agricoles, surtout le long du littoral, ont été officiellement déclarées sinistrées. »
Au Pérou, « Dans les régions du nord-est du pays, on a signalé en mai des précipitations, normales à supérieures à la normale, survenant après une période au cours de laquelle des pluies torrentielles et des inondations ont détruit les logements et les infrastructures et fait de nombreuses victimes. On signale également des glissements de terrain qui ont causé des dégâts importants au secteur agricole, en maints endroits. A l’intérieur des terres, dans la région des forêts tropicales humides d’Amazonie par exemple, les cultures de subsistance (manioc, maïs, bananes) des populations indigènes ont été dévastées par de graves inondations alors que dans la province de Puno, la population des hauts plateaux a dû enregistrer de grosses pertes pour la récolte de pommes de terre - culture de subsistance. Une évaluation globale des dommages provoqués par le phénomène El Niño est actuellement effectuée par les pouvoirs publics. » [sources FAO].
Je n’ai pas pour autant oublié ma synecdoque. Cette figure de style s’apparente à la métonymie : le tout à la place de la partie, ou l’inverse. Mais dans la synecdoque, le lien entre les deux n’est pas fortuit [voir ici ]. Mais quel rapport avec El Niño ? Les scientifiques ont étudié les mécanismes en amont et en aval, faisant de la catastrophe une fenêtre d’observation sur la complexité climatique du monde. Mais ils n’ont pas pris la mesure de la synecdoque : El Niño a subi en effet une sorte de métamorphose, l’enfant terrible se muant en monstre planétaire, affublé d’un rejeton féminin et sec (La Niña). Un hiver doux en France ? C'est la faute d'El Niño. La sécheresse en Amérique du Nord ? El Niño. Pas de neige à Tokyo ? El Niño. Etc...
Je relève cette évolution sémantique dans l’article de Christiane Galus : « Alors que les prévisionnistes britanniques et américains l'annonçaient puissante et perturbatrice - mais moins que celle de 1997-1998 -, la version 2006-2007 du phénomène El Niño est déjà en train de décroître. Les spécialistes s'attendent à un retour probable à des conditions neutres vers mai ou juin. Habituellement, ce phénomène climatique s'annonce par une augmentation des températures de surface de l'océan Pacifique dans sa partie centrale, qui gagne ensuite la zone orientale du bassin. Plus la hausse des températures est élevée, plus on peut craindre un Niño important. En avril 2006, les premières anomalies chaudes – d'environ 1 oC – ont été mesurées dans la partie centre – ouest du Pacifique équatorial. En toute logique, suivant les modèles existants, cette température devait croître. Or, il n'en a rien été, sans qu'on sache bien pourquoi. »
On pourrait tirer plusieurs enseignements sur le caractère aléatoire de la certitude prévisionnelle, ou sur les méfaits d’une pression médiatique – course à l’échalote entre annonceurs de catastrophes – sur les chercheurs. Incités constamment à donner des avis précoces, les scientifiques consultés déconsidèrent la science. Ils prennent évidemment beaucoup plus de risques pour leur réputation que ceux qui leur tendent un micro ou se contentent de répercuter des rumeurs. Je m’arrêterai à la dimension humaine d’El Niño totalement absente de l’article. Christiane Galus n’a manifestement pas prêté assez d’attention à la dimension implicite de son article : comme si elle regrettait qu’El Niño ne se produise pas cette année ! La synecdoque est bouclée. En Occident, on s’est emparé d’un phénomène en le présentant sous toutes les approches technicistes, puis en le diluant dans une vision globale déshumanisante. El Niño sévit d’abord… Et avant tout sur le versant occidental de l’Amérique du Sud andine. Faut-il préciser qu’au Pérou et au Chili, NUL ne VIENDRA se PLAINDRE de l’ABSENCE d’El Niño ?
Mais après tout, peut-être n’est-ce qu’une simple métonymie ?
PS./ Dernier papier sur les questions climatiques : Décroissants obscurs.
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