samedi 26 juin 2010

En Chine, la colère de ceux qui auront tout perdu l’emportera sur la colère de ceux qui n’ont rien à perdre. (D’un rapport de la Deutsche Bank...)

Le rapport de la Deutsche Bank consacré à l'augmentation du nombre de citadins dans le monde s'intitule « Megacities : Boundless growth ? » On peut traduire ainsi : « Les mégalopoles, une croissance effrénée ? » Plusieurs tableaux réalisés à partir des statistiques de l'Onu méritent l'attention, en particulier sur les plus grandes aires urbaines du monde en 2005 : Tokyo arrive en tête avec environ 35 millions d'habitants, devant Mexico (20 millions), New York – Newark (entre 15 et 20 millions), Saõ Paulo (id.), Mumbai (ex – Bombay / id.), Delhi (autour de 15 millions), Shanghai (id), Calcutta (id), Jakarta (entre 10 et 15 millions), Buenos Aires (id.), Dacca (id.), Los Angeles (id.), Karachi (id.), Rio de Janeiro (id.), Osaka – Kobe (id.), Le Caire (id.), Lagos (autour de 10 millions), Pékin (id.), Manille (id.) et Moscou (id.). On trouvera également un tableau des villes ayant connu les plus fortes croissances annuelles au cours des trois dernières décennies [1], ainsi qu'un récapitulatif des mégalopoles pesant le plus lourd dans les économies de chacun des pays concernés [2].
Just Tobias et Christian Thater, les rédacteurs du rapport, ironisent sur les erreurs des projectionnistes d'hier ; on verra qu'ils s'empressent d'en solliciter de nouveau, par définition tout aussi contestables. Edouard Glaeser annonçait il y a dix ans une sorte de changement d'époque et une remise en cause de la ville ? Il justifiait sa prévision – explique le rapport – par l'influence grandissante des technologies de l'information (communications technologies), par la baisse continue des coûts de transport et les gains de productivité résultant de l'utilisation de l'informatique (computer – generated productivity gains). La part des citadins dans la population mondiale a cependant connu une très forte augmentation, passant de 3 % il y a deux siècles à 33 % à la fin des années 1970. L'Onu estime que les ruraux représentent désormais moins de la moitié de la population mondiale. Cette tendance va (devrait !) se confirmer dans le prochain quart du siècle, avec une augmentation du nombre de citadins au rythme d'1,6 million tous les dix jours : l'équivalent de l'agglomération lyonnaise... Mais la forte hausse des prix alimentaires ne remet-elle pas en cause radicalement cette tendance, surtout si elle persiste ?
Plusieurs hypothèses ne surprendront pas le lecteur, concernant les prix élevés de l'immobilier dans les métropoles, l'écart entre limites administratives et étalement urbain [3], la croissance de la population urbaine plus rapide encore que la croissance démographique mondiale [4], ou encore la part prise par les métropoles du Sud. Les rédacteurs se montrent très impressionnés par le rythme de croissance des métropoles chinoises (voir note [1]), tout en taisant son caractère paradoxal. Dans les trois dernières décennies, le régime communiste a en effet fermement contrôlé les migrations intérieures. L'absence de bidonvilles et de méga – cités incontrôlables constitue d'ailleurs une puissante publicité pour le régime, y compris à l'étranger. Dans les villes se sont installées par centaines des entreprises directement ou indirectement financées par des capitaux étrangers. Les citadins – entre un tiers et la moitié des 1,3 milliard de Chinois tirent l'essentiel de la richesse économique de ces entreprises qui débordent impunément sur les campagnes, ou qui exploitent la main – d'oeuvre rurale (mingongs).
Mais les statistiques de l'Onu révèlent en fait l'échec du containment urbain à la chinoise. Les villes chinoises produisent une richesse malsaine parce que dans les mains des privilégiés – initiés et des proches du pouvoir (connaissance du cadastre, corruption des instances municipales), et en même temps artificielle. La maîtrise de la ville prônée en haut lieu conduit à une raréfaction, et à une pression sur les prix du foncier et du logement ; celle-là même qui enrichit les privilégiés évoqués précédemment. La ville de Shenzhen illustre cette réalité. Il y a une trentaine d'années, alors que Deng Xiaoping s'impose au sommet du parti, Pékin jette son dévolu sur cette bourgade (a small town until 1980) et la transforme en zone économique spéciale. Quelques centaines d'arpents de terre deviennent subitement le lieu de convergence des investisseurs. 7 millions d'habitants vivent en 2008 sous l'oeil bienveillant du parti, plus ou moins enrichis par les capitaux étrangers [5].
Les auteurs concluent par la prospective. Les salaires de la ville expliquent l'exode rural, disent-ils en substance. Ils déduisent du dernier demi – siècle l'idée que la croissance des villes et plus particulièrement des mégalopoles continuera. Outre qu'elles concentrent des centaines de milliers de personnes, elles présentent différents atouts : par leur spécialisation, par la mise en réseau de leurs activités, par la mutualisation de leurs services publics (universités, santé, art, etc.). Mais comment le transport bon marché peut du jour au lendemain devenir un transport coûteux, et remettre en cause tous les acquis précédents. A l'échelle du monde, les rapporteurs de la DB estiment pourtant que les gains de productivité dans l'industrie et l'agriculture ont favorisé l'exode rural [6]. Certes. Encore faudrait-il incorporer l'effet des subventions publiques apportées en Amérique du Nord et en Europe à la production agricole.
Collant à l'actualité la plus immédiate, les auteurs raccordent l'exode rural aux changements climatiques, revenant au cas de la Chine, dans laquelle l'équivalent d'un département français de terres cultivables disparaît chaque année [7]. Or dans ce pays, l'idéologie a mis en coupe réglée le territoire. L'irrigation provoquant des remontées salines, le passage des machines sur des sols peu épais, ou encore des décisions irrationnelles comme la destruction des oiseaux contre-révolutionnaires décidée par Mao, conduisent au même résultat. Avec la constitution du barrage des Trois Gorges, l'eau a englouti des milliers d'hectares de rives arables, laissant la place un peu plus en hauteur à des pentes impropres aux cultures. Les millions de paysans empêchés de quitter leurs minuscules parcelles survivent ; ils défrichent pour le bois de chauffage, car ils ne peuvent acheter du gaz. Les villages étendent leurs surfaces cultivées pour répondre à l'agrandissement des familles. Dans le même temps, les usines salissent, détruisent et tuent sans contre-partie. Et les villes absorbent les meilleurs terroirs périphériques.
Les projectionnistes prolongent des courbes déjà observées, comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel (l'urbanisation), et non d'un phénomène anthropique, provoqué par les Etats. A l'échelle du monde, ils tablent sur une augmentation du nombre des bidonvilles, une aggravation des problèmes de transport et de pollution. Regrettent-ils l'époque des vélos ? Ils semblent en tout cas réprouver l'achat des voitures par les pékinois : + 1.100 véhicules par jour dans la capitale chinoise. A la lumière de l'argumentaire, toute l'inquiétude de ce printemps 2008 ressurgit, et en particulier l'angoisse d'une inflation mondiale des prix agricoles. Les (néo-) malthusiens se réjouissent de se voir soudain remis en selle : le dernier quart de siècle avait été fort cruel, qui démentait année après année l'idée d'un décalage entre croissance démographique et production alimentaire.
Ce rapport de la Deutsche Bank témoigne ab absurdo du caractère quasi anti – naturel de la flambée des prix des matières premières agricoles. Encore ai-je tu les effets de la production des biocarburants, pour ne citer que cet exemple. L'avenir n'étant écrit nulle part, il me semble que les interrogations valent mieux que les affirmations. Dans le cas de la Chine communiste, chacun s'interroge sur la révolte des plus humbles : quand et où ? Le rapport de la DB amène au contraire à penser que le régime souffrira plus vite des coups de boutoirs des citadins – privilégiés d'hier. Comment réagiront-ils en effet en cas de reflux des investissements étrangers, face à la faiblesse durable du dollar, ou encore face à la hausse incontrôlée des prix à la consommation, etc. ? Je gage qu'en Chine, dans le rapport entre citadins et ruraux, la colère de ceux qui auront tout perdu l'emportera sur la colère de ceux qui n'ont rien à perdre...


[1] Du taux de croissance (moyenne annuelle sur la période 1975 – 2005) le plus faible (± 6 %) au taux le plus fort (± 9 %) [A Shenzhen, le taux dépasse 10 % par an, c'est-à-dire 300 % en trente ans] : Xiamen, Dacca (Bangladesh), Lagos (Nigéria), Riad (Arabie Saoudite), Neijiang, Yantai, Luzhou, Ghaziabad (Inde), Xinyang, Dubai (Emirats Arabes Unis), Faridabad (Inde), Goyang (Corée du Nord), Kolwezi (RDC), Nanyang, Karaj (Iran), Nanchong, Shangqiu, Suzhou, Sana'a (Yémen), et Shenzhen (un trait souligne les villes chinoises).
[2] De la part prise dans le PNB national la plus modeste, à la part la plus importante : Delhi (± 5 %), Pékin (id.), Chicago (id.), New York (entre 5 et 10 %), Los Angeles (id.), Calcutta (id.), Shanghai (id.), Mumbai (entre 15 et 20 %), Rio de Janeiro (id.), Rhin – Ruhr (id.), Londres (id.), Karachi (± 20 %), Moscou (id.), Saõ Paulo (entre 20 et 25 %), Istanbul (id.), Manille – Quezon (± 30 %), Jakarta (id.), Lagos (id.), Paris (id.), Tokyo (± 40 %), Mexico (id.), Buenos Aires (± 45 %), Séoul – Inchon (± 50 %), Le Caire (id.) et Dacca (± 60 %).
[3] Le rapport insiste sur les cas de New York et de Tokyo, dont les districts urbains comptent officiellement 8 millions d'habitants, c'est-à-dire moins de la moitié (NY) et moins du quart de la population de l'aire urbaine dans leur ensemble.
[4] En 1950, 750 millions de citadins (30 % de la population mondiale) contre 3.250 millions au début du 21ème siècle (50 % de la population mondiale)
[5] « In the end this was only made possible by the economic liberalisation and participation in the global exchange of goods. » Tobias & Thater.
[6] « The fact that particularly cities benefited from this population dynamic was attributable to both the productivity gains in agriculture and to the new employment opportunities in industry. Greater capital investment in agriculture reduced the need for labour and at the same time enhanced the outlook in cities. The higher degree of capital employed thus works as a push factor in rural areas while acting as a pull factor in urban areas. » [Id.]
[7] « Additionally, growing industrialisation, unsustainable farming methods and climate change trigger huge losses of farmland acreage: in China alone some 3,000 to 6,000 km² of farmland are lost every year. » [Id.]

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