vendredi 25 juin 2010

Ne pas confondre signe avant-coureur et course pour la flamme olympique. (Du Tibet réprimé et des menaces sur l’impérialisme chinois)

Dans sa quête des Origines du Totalitarisme, Annah Arendt consacre un tome à l'impérialisme, et un chapitre à ses failles fondamentales [1]. Elle voit celui-ci comme une déviance concomitante de l'avènement de la bourgeoisie et des premières crises de l'Etat-nation. Il me vient soudain l'envie de reprendre quelques-uns de ses arguments, en les appliquant non à l'Europe de 1914, mais à la Chine de 2008. Les soubresauts qui traversent le Tibet ces temps derniers rappellent en effet que le régime – loin de trancher avec ceux qui l'ont précédé – poursuit une politique impérialiste dans les périphéries du pays : en Mandchourie, en Mongolie intérieure, au Xinjiang, au Tibet ou encore dans les confins indochinois et à Taïwan. Celle-ci fragilise durablement le régime communiste au moment même où s'annonce une crise économique mondiale.
Je me garderai donc ici de rouvrir le débat qui oppose tenants du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et défenseurs de l'idée impériale, gage de prospérité et de modernité. On cherchera ainsi en vain le mot polémique de colonisation. Pour Annah Arendt toutefois, la messe est dite... L'empire ne civilise pas le barbare, et porte en lui les germes de sa propre destruction. « De toutes les formes de gouvernement et d'organisation des gens, l'Etat-nation est la moins favorable à une croissance illimitée, car le consentement volontaire sur lequel il respose ne peut se perpétuer indéfiniment. [...] Partout où l'Etat-nation s'est posé en conquérant, il a fait naître une conscience nationale et un désir de souverainté chez les peuples conquis, ruinant par là toute tentative authentique de créer un empire. » [P.17-18] S'il n'apporte pas le principe de la loi, comme à l'époque de la Rome antique, l'impérialisme détruit « le corps politique de l'Etat-nation. » (P.15).
C'est un objectif plus lointain que je tente de discerner, qui touche aux coûts gigantesques de la présence de l'Etat chinois sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. 2.500 kilomètres séparent à vol d'oiseau les villes d'Urumqi (chef-lieu de la province du Xinjiang) et Lhasa de la capitale chinoise [carte]. L'enveloppe budgétaire destinée à l'empire englobe l'aide aux provinces sous contrôle. Même minimales, les sommes consacrées à l'éducation ou encore au soutien économique visent à légitimer la présence chinoise et rendent inopérante l'opposition indépendantiste ou autonomiste. L'Etat paie en outre le salaire des fonctionnaires bénéficiant de primes d'expatriation, ou des militaires envoyés dans les périphéries orientales. Il paie également la construction des camps de travail du laogai, des villes nouvelles et des diverses infrastructures. Une fois construits, les routes, voies ferrées et aéroports nécessitent un entretien constant dans un contexte hostile. Les matériaux soumis à de forts écarts thermiques journaliers ou saisonniers, se rétractent sous l'action des froids caractéristiques des plateaux tibétains ou se dilatent dans la fournaise des déserts occidentaux. Le pillage des matières premières ne peut équilibrer les dépenses, si l'on suit Annah Arendt, en contradiction avec les théories anti-impérialistes. L'Etat engloutit année après année des sommes astronomiques en contrepartie de cet essai de maîtrise territoriale (et humaine). Il suffit pour s'en convaincre d'observer les autres Etats – continents, tels le Brésil, le Canada, les Etats-Unis ou encore la Russie. L'URSS a buté par le passé sur cet obstacle.
Annah Arendt fournit des clés de compréhension pour qui ne se contente pas des justifications habituellement avancées pour expliquer l'impérialisme chinois, qu'elles soient suggérées par la propagande intérieure (on ne peut contenir la population chinoise dans l'espace étroit des régions han), ou bâties par des spécialistes occidentaux : la Chine super-puissance paye le prix de ses ambitions ; la Chine est victime d'un pouvoir aveuglé par son nationalisme. La défense de l'indépendance du Tibet gomme le totalitarisme. Tout un chacun risque cependant sa vie en Chine à cause de ses opinions, de sa foi, ou de ses combats. L'avocat, l'évêque non reconnu par Pékin, le syndicaliste, le militant associatif subissent les mêmes menaces que le moine au crâne rasé, sans distinction de lieu ou d'âge. La conquête décidée par Mao, puis la mise en coupe réglée de nouvelles provinces par ses successeurs ont été conçues pour affermir le régime. Annah Arendt cite Cecil Rhodes : « L'expansion, tout est là... ». Elle voit comme premier moteur de l'impérialisme la bêtise et l'orgueil : « Il n'avait que faire de ces lueurs de sagesse qui le transportaient à tant de lieues de ses facultés normales d'homme d'affaires ambitieux, nettement enclin à la mégalomanie. » Le membre du comité central remplace en Chine l'aventurier affairiste.
La philosophe utilise le mot grandeur pour qualifier l'impérialisme, parce qu'il a dissout la nation, et corrompu ses représentants [1]. Ceux-ci ont fini par « croire qu'annexion et expansion allaient oeuvrer pour le salut de la nation. » [P.25] L'impérialisme finit par déchirer les partis politiques en Europe ? En Chine, à l'intérieur des organes de décision, les partisans du maintien de l'occupation par tous les moyens se heurtent aux plus modérés, à ceux qui plaident pour une voie médiane. Ces tensions existent sans doute à l'intérieur du Parti Communiste Chinois, mais à l'abri des regards. Elles concourent à le fragiliser...
Annah Arendt place l'expansion économique comme deuxième justification de l'impérialisme. Cela s'applique assez bien à une Chine longtemps refermée sur elle-même parce qu'elle restrait à l'écart des échanges internationaux. L'occupation des provinces extérieures s'y est substituée, qui a ouvert de nouveaux marchés pour les industriels de l'Est et permis d'écouler des produits de médiocre qualité, dans la sidérurgie par exemple. En terme démographique toutefois, les périphéries impériales n'offrent que des effectifs réduits. Ceux-ci ne contrebalancent pas le poids de la population majoritaire : d'un côté plus d'un milliard de Hans, de l'autre quelques millions de Mandchous, Mongols, Tibétains, etc. le grand Tibet compterait par exemple un peu plus de 10 millions d'habitants (dont moins de la moitié de Tibétains), c'est-à-dire moins de 1 % de la population totale de la Chine.
Selon Annah Arendt, les conditions macro-économiques conditionnent l'expansion coloniale des nations européennes au XIXème siècle ; et de citer « la surproduction de capital et l'apparition d'argent superflu résultant d'une épargne excessive qui ne parvenait plus à trouver d'investissement productif à l'intérieur des frontières nationales. » [P.28] En Chine, cette situation résulte de la politique monétaire de Pékin menée depuis au moins deux décennies : strict contrôle de la consommation des Chinois (auxquels on impose une forte inflation) et achat de la dette américaine ; la Chine arrive de ce point de vue juste derrière le Japon. Le but pour Pékin est de maintenir coûte que coûte le taux de change du yuan et d'exporter vers les Etats-Unis [voir JdN et éconoclaste] Cet équilibrisme financier comporte des risques économiques, en cas de récession américaine.
Au-delà, et pour revenir sur ce qui nous occupe ici, il remet en cause toute la construction impériale. Annah Arendt montre qu'une fois dissipés les (rares) effets positifs, apparaissent les désillusions, au moins dans les franges de la population enivrées par le mirage d'un enrichissement facile et habituée à la domination des plus faibles, des minoritaires : « Moins les nations étaient aptes à incorporer les peuples étrangers, plus elles étaient tentées de les opprimer. En théorie, un abîme sépare le nationalisme de l'impérialisme ; dans la pratique, cet abîme peut être et a été franchi par le nationalisme tribal et le racisme brutal. » [P.59] . La grille de lecture de la philosophe laisse finalement sans réponses de nombreuses interrogations. Celles-ci me semblent plus stimulantes que les discours péremptoires sur la culture tibétaine menacée, ou la nécessité impérieuse de boycotter les JO de Pékin : ne pas confondre signes avant-coureurs et course pour la flamme olympique. La répression sanglante décidée par le PCC au Tibet, et le silence des intellectuels occidentaux ne font toutefois aucun doute...

PS./ Geographedumonde sur la Chine : Les vieilles lunes à l'heure du nouvel an chinois.

[1] « L'émancipation politique de la bourgeoisie » / Fayard – Essais (1982)
[2] « Le déclin des nations a variablement commencé avec la corruption de leurs adminitrations permanentes et avec la conviction générale que les fonctionnaires sont à la solde non de l'Etat, mais des classes possédantes. »

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