Il va falloir s’y habituer, les distances constituent la colonne vertébrale du raisonnement géographique. Quand une révolte éclate dans une province chinoise, il faut d’abord se reporter à une carte. Les événements nous conduisent cette semaine dans le Hunan, en Chine continentale. Cette province se situe juste au sud du Chang Jiang (Fleuve Bleu), organisée par deux larges vallées dites secondaires correspondant à deux affluents majeurs du fleuve, sur la rive droite : le Yuan Jiang en amont (à l’ouest), et le Xiang à l’aval (plus à l’est). L’adjectif secondaire s’applique à cette partie du continent asiatique, mais pas à nos échelles européennes. Les deux cours d’eau s’étendent sur une longueur équivalente à celle de la Seine : de 7 à 800 kilomètres.
Les événements dont fait état Bruno Philip, le correspondant du Monde dans la capitale ont donc lieu à environ 1.500 kilomètres de Pékin et 750 kilomètres d’Hongkong ; la source première de l’article provient justement de cette dernière ville. Ainsi, la population grondedans le Hunan. Quelle coïncidence ! Les représentants de la province (…) siègent actuellement à l’Assemblée Nationale Populaire à l’occasion d’une nouvelle session à Pékin ; peut-être vont-ils relayer à la tribune les inquiétudes de leurs administrés ? J’interromps ici ce scénario de science – fiction… L’ANP n’est qu’une émanation du Parti Communiste Chinois composée de cadres cooptés en interne, et inconnus de la population chinoise. L’expression chambre d’enregistrement paraît plus adaptée que celle d’assemblée, tant l’issue des votes est certaine.
Je laisse le soin à Cai Chong Guo de décrire la façon dont votent les quelques centaines d’officiels de l’ANP : « Malgré tout cela, il y a eu des accidents. Un rapport de procureur suprême n’a eu que 85% de ‘pour’ en 1992 ; il y a eu plus de 800 votes contre le projet de la construction de barrage de Trois gorges. Depuis, les autorités ont fait des travaux et le grand hall du peuple a été refait entièrement, le système électrique du vote a été installé. Maintenant, regardez vous bien, il y a trois boutons marqués respectivement ‘pour’, ‘abstention’, ‘contre’, sur la table devant les représentant. Pendant le vote, certes, ils n’ont plus besoin de lever le bras, mais obligent tenter leur bras au maximum sur la table, sous les yeux de leurs voisins, pour appuyer un des trois boutons. Voilà, une surveillance mutuelle parfaite. A l’époque, on a proposé de mettre les boutons sous la table, la proposition a été refusée. ».
Mais revenons au Hunan et aux photos (une seule est visible sur le site du Monde) : « Silhouettes de bus calcinés et renversés, de voitures de police brûlées dans les rues d'un bourg quadrillé par des unités paramilitaires […] témoignent de la violence des affrontements qui ont eu lieu durant quatre jours dans le village de Zhushan, au sud de la province du Hunan, dans le centre de la Chine. » Il ne fait aucun doute que ce village mérite un grand intérêt, puisqu’il semble bien en avance par la modernité de ses moyens de transport : bus et voitures n’encombrent généralement pas les routes de campagne chinoises. On apprend un peu plus loin que « des milliers d’habitants » ont affronté les forces de l’ordre. Il s’agit par conséquent d’un très gros village !
Pour le reste, Bruno Philip montre l’enchaînement répression & révolte à partir d’une affaire au départ anodine : un lycéen se plaint du montant d’une taxe nouvellement instituée et se fait rouer de coups par un employé de la compagnie. Triste affaire, si courante en France. La bagarre a ensuite dégénéré ; mais la population chinoise n’est jamais contente… Et un rien l’exaspère : « il suffisait d'un rien pour cristalliser le mécontentement populaire local à propos d'une récente hausse du prix des transports : lors des fêtes du Nouvel An chinois, le ticket de bus avait triplé. » […] Un cycliste – on l’apprend dans l’article – sans doute ne voulait-il pas payer son ticket de bus (?!) – a concentré sur lui les foudres d’une meute policière ; le malheureux « a été laissé pour mort sur le trottoir. » Mais c’est dangereux de faire du vélo.
Bruno Philip l’assure envers et contre tout, les choses s’arrangent en Chine. C’est le printemps. « Lors de l'inauguration de la session annuelle de l'Assemblée nationale du peuple, la semaine dernière à Pékin, le premier ministre, Wen Jiabao, avait prêché son credo pour une société plus ‘harmonieuse’ en ces temps où fleurissent les injustices sociales. » Le bout du tunnel s’approche – cela ne fait guère que 58 ans que les Chinois n’en sont toujours pas sortis… Et si tout va mal, c’est que tout va bien !
« Ce genre d'incidents est désormais classique dans toute la Chine, où l'écart croissant des revenus entre villes et campagnes provoque des dizaines de milliers de manifestations plus ou moins violentes chaque année. »
J’abandonne mon persiflage pour réfuter sans ambiguïté l’argument de l’inégalité. Le discours sur les causes uniques du ressentiment populaire en Chine me déplaît, même s’il existe de gros écarts entre les campagnards du Yunnan et les milliardaires shangaïens. Qu’est-ce que cela prouve ? L’écart s’accroît-il vraiment ? En acceptant même l’idée d’une opposition entre monde rural et monde citadin, il reste à expliquer les raisons pour lesquelles le premier – c’est-à-dire les deux tiers des Chinois – cumule un potentiel gigantesque d’exaspération ; on ne peut se contenter d’évoquer les pathologies habituelles du sous-développement.
Celles-ci se retrouvent de facto dans bien d’autres pays du Sud, sans déclencher la même agitation sociale. Il faudrait évoquer la question de l’énergie domestique, car les déclarations officielles récentes sur la fermeture des mines de charbon dangereuses et / ou illégales montrent qu’il s’agit d’un sujet sensible ; ce minerai sert à des milliers de foyers modestes pour la cuisine et le chauffage, du fait de la rareté du bois en Chine. Il faudrait développer la question de la propriété collective de la terre, ou encore du contrôle des naissances, signe parmi bien d’autres que le parti pèse davantage sur les ruraux que sur les citadins.
La légitimation constante du système politique chinois tient à mon sens à deux présupposés fallacieux : (1) il n’y a pas eu d’époque mythique (le passé perdu maoïste et égalitaire) ; (2) il n’y a pas de milliardaires à l’encontre du parti communiste. Ce dernier ne constitue en aucun cas un rempart contre le fléau capitaliste et les forces du marché, dernier carré de résistance à l’ultra – libéralisme. Il porte au contraire l’entière responsabilité de l’Etat de non – droit dans lequel les plus puissants écrasent les plus faibles : sans médias indépendants… Et surtout sans représentants populaires.
Qu'on y prête attention ! A l’intérieur même du Parti Communiste Chinois, la nouvelle gauche ne perdra pas une occasion pour re-légitimer de l’intérieur les institutions en s’appuyant sur le double argumentaire précédent. Fervents centralisateurs et nationalistes rendent déjà responsables les sociétés étrangères de tout ce qui tourne mal en Chine. En en exonérant bien sûr le parti. [voir aussi]
PS./ Dernier article sur la Chine : Vrais cosmétiques et faux médicaments.
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