vendredi 25 juin 2010

Et pourtant, ils tournent en rond (Du vieillissement dans l’Amérique du Nord-Est)

Des Américains s'inquiètent du vieillissement de la population, dont ils perçoivent qu'il suit un mouvement initié en Europe et au Japon. Megan McArdle en fait la preuve dans son article intitulé No Country for Young Men publié par la revue The Atlantic de janvier – février 2008. Pour accrocher le lecteur, elle a jeté son dévolu sur la ville de Newark, dans l'Etat de New York. Pour qui ignore le contexte, une mise en perspective géo – historique s'impose. Cette petite ville a connu plusieurs décennies d'intense prospérité après 1820 – la journaliste prétend qu'elle accueillit un moment plus de millionnaires qu'aucune autre ville américaine – , c'est-à-dire après l'ouverture du canal de l'Erié. Cet ouvrage relie le lac de l'Erié (et Buffalo) à la vallée de l'Hudson (New York) via celle de la Mohawk, son affluent. Sur environ deux cents kilomètres parallèles au rivage méridional du lac Ontario, le canal a fait la fortune des deux grandes villes de Rochester et de Syracuse, respectivement à 30 (côté ouest) et 60 kilomètres (côté est) de Newark. [Carte]
Rochester a prospéré grâce à la meunerie et à la confection pour hommes. Sa population a cru tellement ville que la ville prit le surnom de Boomstown : 2.500 habitants en 1821, 9.200 en 1834, 62.400 en 1870, 162.600 en 1900, 296.000 en 1920 et 332.000 en 1950. Elle perd des habitants depuis lors. Syracuse a connu la même courbe démographique, le même sommet après la fin de la Seconde Guerre mondiale (221.000 habitants en 1950), puis le même déclin de plus en plus prononcé : 147.000 habitants en 2000. Elle a au départ tiré sa richesse des salines toutes proches de la ville : le sel était soit exporté par le canal, soit utilisé pour l'industrie de transformation de la viande de porc. Après la guerre de Sécession, l'industrie mécanique (automobile) a pris le relais, un temps suivi par les industries électriques.
Megan McArdle a par conséquent judicieusement choisi sa région : la vieillesse mélancolique a ici remplacé la jeunesse entreprenante et productive. A Newark vivent sa grand-mère dans une maison de retraite aménagée – comble de l'ironie – dans une ancienne école, mais aussi sa tante et sa mère divorcée, ce dernier point lui servant à appuyer l'idée que le vieillissement représente un défi social davantage qu'économique. La plus âgée des trois femmes a non seulement pu rentrer dans une institution, mais bénéficie des visites et de l'aide matérielle des deux autres. Ses filles forment la génération qui précède la journaliste, et celle qui va à court terme se trouver dans la catégorie des plus de 65 ans : sur qui pourront-elles compter dans vingt ans ?
Plusieurs points forts ressortent de la démonstration... L'économie américaine se modifie sous l'influence d'une population que l'on peut noter sur les bords du canal Erié, en fonction de l'augmentation du nombre des plus de 65 ans : « les jeunes consomment, aiment les voitures, les maisons et les Ipods. Les vieux apprécient en revanche les services, les transports en commun, et les plats préparés. » [trad° perso.] Ces différences impliquent une révolution pour la population active. L'industrie a progressivement gagné en productivité : pour produire une voiture, le nombre d'heures annuelles a diminué de 1,7 % entre 1987 et 2002. Bien au contraire, les personnes âgées dépendantes requièrent des services à durée fixe : conduites chez le médecin, aide à la toilette ou à l'habillement. « La productivité croît plus vite dans des domaines qui intéressent les jeunes que dans ceux qui concernent les vieux. » [Id.]
Sa deuxième grande idée touche à l'écart entre les effectifs des professionnels de santé et les besoins à venir du secteur gériatrique aux Etats-Unis. Megan McArdle compare les 29.000 pédiatres pour 75 millions d'enfants américains aux 7.128 spécialistes dûment répertoriés. Car 80 millions de Baby-boomers atteindront dans un futur proche l'âge de 65 ans, au moins pour un grand nombre d'entre eux. La journaliste insiste sur le caractère rebutant des personnes âgées – et donc du nombre plus réduit de vocations chez les professionnels de santé – davantage que sur l'argument financier. La gériatrie rapporte en effet moins que d'autres spécialités. Inversons la tendance par une subvention ? « Il en résultera une augmentation des dépenses de santé. Un nombre grandissant d'actifs éprouveront des difficultés émotionnelles et psychologiques, malgré leur niveau de rémunération. » [Id] Et Megan McArdle ne se prive pas de rappeler que les dernières décennies n'éclairent en rien. Aux Etats-Unis, l'entrée des femmes dans la population active et l'immigration ont longtemps masqué le tassement des naissances : toutes choses impossibles à reproduire.
La journaliste expose enfin ce que l'on pourrait appeler le paradoxe des Baby-boomers – d'autres l'ont probablement déjà théorisé. Et pourtant, ils tournent... Les embûches immédiates ou prévisibles n'entament pas l'optimisme des futurs inactifs. Dans les enquêtes près des trois quarts prévoient de reprendre une activité une fois retraités. En réalité, une minorité s'y résoudra. En 1950, la moitié des Américains de sexe masculin travaillaient après 65 ans, contre 20 % aujourd'hui [chiffres / McArdle]. La baisse moyenne de rémunération les décourage généralement, les entreprises adaptant leur rémunération à la productivité de leurs employés. Dans le monde des actifs normaux, chacun prend le pli, en Amérique du Nord comme en Europe, de gagner plus en vieillissant ; reconnaissance de l'expérience oblige. Les Baby-boomers rêvent finalement de carrière municipale, d'expositions artistiques ou d'enseignement à temps partiels, mais les emplois en petites et grandes surfaces (type Wal-Mart) les attendent, s'ils se résolvent à travailler.
Quoi qu'il en soit, on dénombrait 42 actifs pour un qui prenait sa retraite aux Etats-Unis, en 1945. Ils ne sont plus que 3 aujourd'hui. [Chiffres / McArdle]. La journaliste évite toutefois l'écueil de la noirceur. Elle ne sépare pas vieillissement et allongement de l'espérance de vie. Mais elle insiste en revanche sur les coûts de la maladie et de l'hôpital, la part de PNB appelée à s'élargir : 16 % aujourd'hui, 20 % en 2016 consacré au budget de la santé ?
Megan McArdle oublie cependant son ancrage de départ, et la ville de Newark. Pendant des décennies, les Etats-Unis ont connu des villes – champignons transformées en villes – fantômes : pourquoi Newark n'a t-elle pas suivi ce même sort ? L'Amérique du Nord-Est comprise entre Grands Lacs et Appalaches subit pour simplifier une même évolution générale : Cleveland compte presque deux fois moins d'habitants qu'en 1950 (478.000 contre 915.000). Pittsburgh (677.000) Milwaukee (637.000) Buffalo (580.000) Cincinnati (504.000) Indianapolis (427.000) appartenaient en 1950 au groupe des plus grandes villes américaines [statistiques années 50]. Toutes ont décroché. Leur population régresse, et atteint respectivement 335.000 (P), 597.000 (M), 293.000 (B) et 332.000 (C) habitants. Indianapolis est devenue la plus importante mégalopole à l'ouest des Appalaches, derrière Chicago et Detroit, passant de 427.000 (en 1950) à 782.000 habitants en 2000. Elle a semble t-il bénéficié de l'installation de nombreux immigrants latinos mais aussi originaires d'ex – Yougoslavie.
Cette Amérique autrefois qualifiée de rouillée, en référence aux industries du charbon et du fer plonge, mais ne disparaît pas. Beaucoup de jeunes et les retraités les plus aisés s'en vont, à la recherche pour les uns d'un travail, et pour les autres d'une place au soleil. On en revient à la question première : pourquoi n'observe-t-on plus de villes fantômes, dans la Rust belt ou ailleurs en Amérique, et pourquoi Newark se tranforme en une ville pour personnes âgées ? L'argument de l'enracinement ne tient pas au pays de la Frontière, et compte tenu de la décroissance évoquée un peu avant. Une autre hypothèse s'impose. Des milliers d'Américains se trouvent bloqués, sans porte de sortie. Esclaves de leur maison qui constitue leur seule richesse, et dont personne ne souhaite se porter acquéreur. Sans famille proche. Dans l'impossibilité de s'acheter en Californie ou en Floride un bien même plus modeste, dont les prix ont flambé au cours des quinze dernières années. Et pourtant, ils tournent... en rond.

P.S. / Dernier papier sur les Etats-Unis : D'un Bush à l'autre.
Et merci à Alexandre Delaigue de m'avoir transmis l'article de Megan McArdle.

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