vendredi 25 juin 2010

Opium, misère du peuple afghan. (De la culture du pavot et de son poids en Afghanistan)

Il y a près de cinq ans, Pierre – Arnaud Chouvy signalait lors d'une conférence au ministère des Affaires Etrangères, mais aussi dans plusieurs articles, le développement fulgurant de l'opium en Afghanistan. Il décrivait à l'époque ses nouvelles voies d'acheminement, à l'intérieur du pays comme à l'extérieur, en particulier à travers l'Asie centrale ex - soviétique. Après la disparition de l'URSS, et plus encore après l'éviction des talibans d'Afghanistan, les exportations se sont intensifiées.
On a conclu à tort que l'Afghanistan était enclavée parce ce que dépourvue de façade maritime. P.-A. Chouvy montre que l'enclavement de ce pays résulte surtout de facteurs historiques non naturels. Au dix-neuvième siècle, l'isolationnisme de monarques cherchant à bâtir un Etat moderne, a paradoxalement provoqué le même résultat que l'impérialisme occidental dans cette partie de l'Asie. Les empires russe (en Asie Centrale) et britanniques (dans le sous-continent indien) s'étendent alors et renforcent l'isolement d'une Afghanistan fermée sur des périphéries contrôlées par les Occidentaux : Turkestan russe au nord et vallée de l'Indus britannique au sud [Source]. Malgré les deux guerres mondiales, cette situation prévaut jusque dans les années 1970.
Mais le tournant ne se limite pas à trois événements, il est vrai quasi concomitants : en Iran la révolution islamique de 1979, au Pakistan la décision d'interdire la production d'opium en 1978, et dans le Triangle d'Or (Birmanie, Laos, Thaïlande) une période de sécheresse. L'auteur se contente de noter que les politiques prohibitionnistes dynamisent l'exportation d'opium vers l'Iran, mais oublie le jeu de l'offre et de la demande. La rareté artificiellement organisée dans les deux pays voisins de l'Afghanistan fait monter les prix de la drogue, alors même que le plus gros consommateur de la région connaît une très forte croissance de son produit intérieur brut. Le PIB de l'Iran passe en effet de 10,2 à 84 milliards de dollars entre 1970 et 1980 (source Etat du Monde – 1992), pour l'essentiel grâce aux exportations d'un pétrole dont les cours se sont envolés après 1973.
Les causes climatiques expliquent sans doute l'effacement de l'Asie du Sud-Est dans la production d'opium, mais la fin de quatre décennies de conflits armés dans la péninsule indochinoise compte tout autant. Le régime d'Hanoi – était-il le seul pendant la guerre du Vietnam ? (voir ce débat entre Jean-François Bayard et Jean de Maillard) – doit financer son effort de guerre tandis qu'un grand nombre de GIs à fort pouvoir d'achat consomment de la drogue : on parle de 10 % d'héroïnomanes ? Certains soldats américains en font même commerce à l'occasion d'une permission, ou une fois démobilisés.
A quelques milliers de kilomètres du Vietnam, la guerre gagne désormais le Moyen Orient. Téhéran se trouve, à partir de 1980, sous la menace irakienne. L'armée iranienne manque de matériels, de munitions ou d'équipements mais le régime de Khomeiny parvient à s'approvisionner à l'extérieur de ses frontières. L'embargo international décrété contre l'Iran n'y change rien. Il provoque même une inflation propre à attirer des vendeurs. Car Téhéran dispose de quoi payer, on l'a vu. Même des fonctionnaires américains hauts placés ferment les yeux sur ce fructueux commerce d'armes, financé par la drogue en partie (pour l'essentiel ?) : c'est le fond de l'histoire de l'Irangate.
Après l'invasion soviétique en Afghanistan en 1979, les moudjahidine combattent eux aussi l'Armée rouge grâce à la drogue exportée via le Pakistan. L'Afghanistan occupe désormais une position clef. P.-A. Chouvy laisse entendre que les obstacles naturels s'avèrent même avantageux puisqu'ils renchérissent le prix de l'opium et de l'héroïne. Le contexte physique des hautes vallées montagnardes mal desservies et impossibles à surveiller a facilité la culture sans frein de l'opium. Mais l'exemple du sud-est asiatique jusque dans les années 1970 illustre l'idée que les facteurs naturels restent seconds : d'autres régions montagneuses peuvent accueillir des champs de pavot. Les circonstances seules ont favorisé - si j'ose dire étant donné que la guerre s'y installe - l'Afghanistan.
Dans cette partie de l'Asie qui n'a jamais connu de frontières avant le dix-neuvième siècle, l'organisation naturelle a par conséquent repris le dessus. Les grandes vallées afghanes organisent le territoire, et constituent autant de voies de transit, soit vers l'Ouzbekistan (Murgab) et le Tadjikistan (l'Amou Daria) au nord, soit vers l'Iran à l'ouest (cours d'eau s'écoulant dans des dépressions fermées à la limite des deux pays), soit enfin vers le Pakistan à l'est : la principale route qui relie Kaboul à Peshawar via Djalalabad emprunte par exemple la vallée d'un affluent de rive droite de l'Indus. Voir CARTE.
La région a de ce fait bénéficié de multiples influences y compris celle de la Grèce antique après le passage d'Alexandre le Grand [voir musée Guimet]. Le bouddhisme s'y propage, balayé ensuite par la religion des marchands musulmans venus de l'ouest. L'Afghanistan n'a donc cessé d'être un lieu de pérégrination et d'échanges que récemment. Outre les facteurs géopolitiques décrits au départ, il faut ajouter l'idée qu'au dix-neuvième siècle, le chemin de fer et la navigation à vapeur ont révolutionné le commerce mondial, avec l'apparition de quelques grands axes de transport, en particulier maritimes. L'Asie continentale perd pour quelques décennies sa condition d'interface.
Il me semble judicieux de conclure sur l'idée que l'extrême Moyen-Orient (Iran – Afghanistan – Pakistan) est redevenu une zone essentielle pour le commerce, en l'occurrence d'un produit illégal. Et même si elle apparaît comme extraordinaire, cette évolution correspond à une sorte de retour à la normale, simplement différé par les talibans. En les chassant de Kaboul, les forces de l'Otan ont pris la responsabilité, non seulement de l'anarchie présente, mais également de l'extension des cultures de pavot, et de la production d'opium [carte]. Les unités occidentales dépêchées sur place s'avèrent trop peu nombreuses pour tenir un pays en forme d'amande, d'une largeur maximale de 800 km et qui s'étend dans sa plus grande longueur (sud-ouest / nord-est) sur 1.400 km.
En novembre 2006, l'hebdomadaire Le Point a publié une enquête saisissante. Le pavot prospère, les quantités traitées augmentent, à l'origine de bénéfices eux aussi en rapide progression : 60 % du PNB ? Les réseaux de trafiquants recrutent dans les administrations, jusqu'au frère du président Karzai soupçonné d'enrichissement illégal. La profusion d'armes qui nourrit une insécurité permanente provient directement de l'argent gagné grâce à la drogue. Les campagnes d'éradication ont échoué tandis que la pauvreté demeure. Opium, misère du peuple afghan.

PS./ Voir Une Poignée de Noix Fraîches : premier, deuxième et troisième extrait. Dernier article sur les réseaux mafieux & drogues : Bye bye New York.

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