vendredi 25 juin 2010

D’un Bush à l’autre (des échanges de matières premières agricoles - légales ou illégales - en Amérique du Nord depuis l’ouverture de l’Alena)

Pour Patricia Dávila, du journal Proceso [article repris par Courrier International n°869 / Du 28 au 4 juillet 2007 / P.19] la cause est entendue : en 1992, les autorités mexicaines ont précipité le pays dans le chaos en l'intégrant dans le grand espace de libre-échange nord-américain. « La signature de l'ALENA, le 7 octobre 1992, coïncide avec le début de l'extension des pouvoirs des principaux cartels mexicains dans plusieurs zones rurales et urbaines de tout le pays. » Retenons le repère chronologique à défaut de la corrélation. La suppression des subventions agricoles au sud du Rio Grande aurait – selon la journaliste – « obligé les paysans d'une bonne dizaine d'Etats mexicains à renoncer aux cultures traditionnelles de céréales au profit de la marijuana et du pavot. » J'ai déjà eu l'occasion, au début du mois de février dernier, d'évoquer l'archaïsme de l'agriculture mexicaine et l'impact des politiques de stimulation de l'offre de bio-carburants aux Etats-Unis [voir Ne pas confondre panade et tortilla]. L'ouverture de la frontière entre les deux pays a accéléré l'interconnexion des deux économies, comme cela était prévisible dès avant la constitution de ce grand marché continental.
Les produits agricoles les plus compétitifs (en l'occurrence américains) ont balayé leurs concurrents, le Mexique devenant un acheteur essentiel pour les céréaliculteurs des Grandes Plaines. Le gouvernement mexicain perdait cependant à partir de 1992 la possibilité de bloquer les prix des matières premières agricoles en cas de brusque flambée des cours (phénomène observé ces derniers mois). Mais le reste du temps, la population gagnait un approvisionnement abondant et des prix en dessous de ceux autrefois imposés par l'Etat. Patricia Dávila préfère toutefois s'en tenir à la thèse du désengagement de l'Etat pour expliquer la déconfiture de l'agriculture mexicaine, et au-delà la progression des cultures de coca et de pavot.
Elle sous-estime visiblement une autre conséquence de l'ouverture du grand marché nord-américain : si les avantages comparatifs se situent du côté des agriculteurs américains dans le domaine des céréales (taille des exploitations, mécanisation, etc.), ils se situent en revanche du côté des agriculteurs mexicains en ce qui concerne les cultures illégales : caractéristiques biogéographiques (Mexique tropical ou sub-tropical), faiblesse de la répression policière (voir ici), et accroissement régulier des échanges transfrontaliers, même si on envisage à Washington la construction d'une barrière destinée à endiguer les migrants latino-américains ! La journaliste fait état d'une extension spectaculaire de la zone de production hors des régions historiques (Etats du Durango, du Sinaloa et du Chihuahua, situés au nord-ouest, à proximité de la Californie) [voir la carte]. Plusieurs sources concordent pour témoigner d'une progression rapide de la production de drogue au Mexique. L'une d'entre elles évalue même la part occupée par les cultures illicites à 30 % des surfaces cultivées du pays !
« Selon les chiffres [officiels] il faut un hectare de pavot pour produire 11 kilos de résine d'opium, qui à leur tour permettent de fabriquer 88 grammes d'héroïne, soit 70 400 doses. » Aucune culture classique ne peut dégager de tels bénéfices. Si l'on se refère aux statistiques du PNB par habitant (6.210 $ par an et par habitant en 2004), un paysan double ou triple son revenu en plantant du pavot. Grâce à la libéralisation des prix, il pouvait même espérer jusqu'à une période récente acheter moins cher sa farine de maïs américain ! Ce constat ne vise nullement à minimiser l'influence des réseaux criminels locaux. « Le kilo d'opium, vendu 30.000 pesos (2.000 euros) dans la zone de production, atteint 20.000 dollars (15.000 euros) à la frontière avec les Etats-Unis. » La journaliste ne dit pas combien cette même cocaïne est vendue dans les grandes métropoles nord-américaines. Les amateurs ne manquent pas, malgré les mesures de rétorsion.
Dans un autre article du même numéro de Courrier International – voir plus haut – on apprend à ce sujet que des chercheurs allemands [Fritz Sörgel et Verena Jakob / Science ] ont récemment élaboré une technique pour isoler dans les eaux usées communales (mais aussi sur les billets de banque) la méthylbenzoylecgonine, substance plus connue sous le nom de cocaïne. Ils affirment - chiffres à l'appui - que les services spécialisés détectent en moyenne 5% de la drogue consommée en Allemagne. « Environ une tonne de cocaïne est saisie chaque année en Allemagne, un pays qui aurait un problème de drogue modéré comparé à d'autres voisins européens. D'après les échantillons recueillis dans les rivières et les eaux usées de 29 sites en Allemagne, Fritz Sörgel estime que les Allemands consomment environ 20 tonnes de cocaïne par an. » Dans le Monde, Joëlle Stolz se focalise toutefois sur les défaillances des services mexicains : le gouvernement vient il est vrai de limoger de façon spectaculaire 284 officiers de police accusés d'avoir noué des liens avec des organisations mafieuses. Il s'agit cependant d'un épiphénomène, si l'on en juge les statistiques précédentes venues d'Allemagne et l'intense circulation des biens et des personnes de part et d'autre de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique.
Au regard de l'évolution de la production de la drogue déjà évoquée, il y a donc bien un deuxième effet indésirable de l'ouverture de l'Alena et de l'intensification des échanges nord – sud. Les Nord-américains ne s'en réjouissent pas, et souhaitent même un durcissement paradoxal des contrôles aux frontières par ailleurs abaissées. L'aveuglement de la population se manifeste encore récemment lors du rejet par une majorité de sénateurs d'une loi portant sur le statut des immigrés clandestins. La création de l'Alena à l'époque de monsieur Bush (le père) continue donc d'alimenter les débats. Coïncidence fâcheuse, on apprend durant cette même fin du mois de juin qu'en Afghanistan, depuis l'offensive décidée par monsieur Bush (le fils), la production « d'opium est passée de 4.100 tonnes en 2005 à 6.100 tonnes en 2006, selon l'édition 2007 du Rapport sur les drogues dans le monde publié par l'Office des Nations unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime (ONUDC) basé à Vienne, en Autriche. L'Afghanistan représente désormais 92 % de la production illicite d'opium dans le monde, contre 70 % en 2000 et seulement 52 % il y a dix ans. » [Le Monde]. D'un Bush à l'autre, il y a quand même une différence : contrairement au Mexique, on attend toujours le décollage de l'économie afghane.

PS./ Dernier papier sur les réseaux de drogue : Ni saut de puce, ni puce à l'oreille.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire