vendredi 25 juin 2010

Mettez vos bottes : province boueuse. (Du rapport Attali sur l’inutilité des départements)

La guerre des départements n'aura pas lieu : Laurent de Boissieu, Antoine Fouchet et Matthieu Castagnet ne questionnent pas. Pour pasticher Giraudoux, ils écartent toute nuance [La Croix du 15 janvier 2008 / P.4]. N'est-ce pas là pourtant un vieux dossier transmis d'un gouvernement à l'autre, décennie après décennie ? En près de trente ans, l'Etat s'est graduellement dessaisi d'un certain nombre de compétences, au profit des collectivités locales. Les créateurs des départements aplanissaient les écarts entre pays d'Election et pays d'Etat, abolissaient les privilèges provinciaux (voir Une Poignée de Noix Fraîches). Ils affirmaient l'autorité de Paris sur l'Hexagone, ainsi que l'entendirent les préfets nommés par le premier Consul après 1800.
En 1960, le législateur a forgé avec les régions un nouvel échelon. Sans même évoquer ici les conséquences de l'intercommunalité, un autre volet important de la décentralisation, leur naissance provoque la contradiction. La région réunit plusieurs départements, mais n'en dissout pas un. Les conseils régionaux finissent bien par se ménager une place, mais sans obtenir un seul transfert intégral. Les personnels des Frac (exemple en Bourgogne ou dans le Centre) coexistent avec ceux du ministère de la Culture. De la même façon, la gestion de l'infrastructure des lycées ne remet pas en cause la prise en charge par les rectorats de la quasi totalité des personnels enseignants et administratifs.
Ces quelques remarques signent en général les centres d'intérêt de l'auteur. Il ne sera pas dit toutefois que je minimise les désagréments de l'organisation départementale par passion jacobine : les régions ont à mon sens apporté une bouffée d'air frais. « Imaginés par des nationalistes avant-gardistes, les départements symbolisent désormais le nationalisme chauvin, le passé révolu. Ils n’ont pas évolué avec un territoire marqué par le développement des grandes aires urbaines et l’affaissement des densités dans le monde rural profond. » (Idem)
A l'issue de décennies de décentralisation, aucun bilan global n'existe. Peu de ministères ont évité la suppression de tel ou tel service, de tel ou tel domaine d'intervention. Les réserves de départ demeurent cependant. Et si en vertu de ce qu'ont apporté toutes les utopies, on murmure que la décentralisation n'a rien apporté en dehors d'un fardeau budgétaire de 170 milliards d'euros et la prise en charge par le contribuable d'1,8 millions de fonctionnaires territoriaux ? Claudy Lebreton, président de l'Assemblée des départements de France interrogé par les journalistes de La Croix dispose d'une réponse toute prête. Il lâche ces chiffres comme on glisse un renseignement anodin au détour d'une phrase. Le montant cité par le président du Conseil Général des Côtes-d'Armor représente près de 250 milliards de dollars au cours de janvier 2008. Alors que l'on ignore à quel point le transfert des compétences de l'Etat au profit des collectivités territoriales a amélioré la gestion des affaires publiques, l'équivalent du PIB de l'Afrique du Sud, la première puissance économique africaine, s'évapore chaque année...
Malgré l'enthousiasme originel, la décentralisation s'est heurtée à une difficulté majeure : doit-on remplacer un fonctionnaire parisien par 22, 102 ou 36.000 ? Qui se charge d'harmoniser les décisions afin de faire respecter l'égalité de tous sur l'ensemble du territoire national ? A la préfecture de Lyon (Rhône /1.500.000 habitants) travaille-t-on de la même façon qu'à Mende (Lozère / 73 000 habitants) ? Un fonctionnaire alsacien (Alsace / 8.300 km²) équivaut-il à un fonctionnaire basé en Midi-Pyrénées (45.000 km²) ? Les décentralisateurs ont constamment renvoyé leurs contradicteurs à des idées simples : quel fou oserait s'opposer à l'instauration d'un paradis sur terre ? La décentralisation, c'est bien et le centralisme, c'est très mal. Le dogme impose de ne critiquer aucune redondance administrative et de ne pas lésiner sur la dépense. « Ceux qui rêvent de supprimer les départements ne cherchent pas une meilleure efficacité [procès d'intention]. Ils espèrent simplement faire des économiques. » [Claudy Lebreton / Id.] L'adverbe ne m'effraie pas, je ne le cache pas.
Seulement voilà, le rapport Attali bat en brèche l'édifice patiemment élevé. Il inclut selon toutes vraisemblances la proposition de supprimer les départements. Matthieu Castagnet demande à Claudy Lebreton d'où vient que l'on désire s'en prendre à cet échelon administratif : « C'est une attaque de bobos qui n'ont jamais eu de terres à leurs godasses. Ces gens ne connaissent rien au-delà du périphérique parisien, ne savent rien de la réalité des départements. » Le parisianisme camoufle ici sa médiocrité dans un babillage provincialiste. Mettez vos bottes, province boueuse.
Attendons. L'article de La Croix ne livre pas les conclusions du rapport Attali. Il imite les journaux stipendiés qui glissent avant leurs publications les bonnes feuilles d'un roman attendu pour la rentrée littéraire. Laurent de Boissieu, Antoine Fouchet et Matthieu Castagnet se font l'écho d'un incendie à venir, à moins qu'il ne s'agisse d'un simple contre-feu. Ils interrogent ces élus de proximité qui défendent là leur raison sociale plutôt que l'intérêt général. Ces derniers parlent d'une seule voix, cette unanimité provoquant l'agacement davantage que l'assentiment. Tout est parfait, et tout le monde indispensable, comme les cimetières bien remplis...
Un échelon administratif qui passe le plus clair de son temps à justifier son existence n'en court pas moins qu'une autre le risque de disparaître. Mais le martèlement des arguments suscite à la longue l'autopersuasion. Pour le réformateur, un danger s'ajoute alors à la lourdeur de la tâche administrative. Car le jour où la décision tant redoutée finit par tomber, elle suscite une incompréhension qui n'est pas feinte, le fameux comment osez-vous ? Elle peut aussi déclencher une colère source de tous les débordements chez les prébendiers de la veille. Craignons que les conseillers généraux ne revêtent bientôt les habits des privilégiés d'hier, bousculés par Turgot... Ou bien par Calonne ?

P.S./ Dernier article sur la réforme des collectivités territoriales : La commune circonscription administrative, et l’agglomération espace vécu

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