vendredi 25 juin 2010

Faut-il toujours cultiver notre jardin ? (Analyse critique de la pensée de Gilles Clément, paysagiste - poète)

Candide n'est pas mort et Pangloss vit parmi nous. Les deux héros ont abandonné les bords du Bosphore où les avait laissés Voltaire... A la fin d'un long périple qui les a amené jusqu'en Amérique, Pangloss et Candide s'installent dans une métairie à côté Constantinople, et en bons philosophes – ceux-là même que Voltaire déteste – se prennent à consulter un sage musulman (un derviche) de leur entourage. Pangloss et Candide tentent de le questionner sur l'origine du mal, mais il les éconduit, exaspéré par leurs arguties. « Que faut-il faire ? » demande le premier « Te taire, dit le derviche. – 'Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme, et de l'harmonie préétablie.' Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez. » Après avoir profité un peu plus loin de l'hospitalité d'un bon vieillard qui vit de vingt arpents de terre entouré de ses enfants, Candide et Pangloss rentrent chez eux, remplis d'admiration : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. – Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes », et notre palabreur d'énumérer tous les hommes célèbres et monarques assassinés de l'histoire ; la gloire, vanité des vanités. « Vous savez.... – Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. – Vous avez raison, dit Pangloss ; car quand l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât : ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. »
Un homme me semble s'être glissé dans la peau de ces personnages sans s'en apercevoir, un « jardinier – poète – voyageur » (sic) interviewé par Télérama (n°3012 / 3 octobre 2007) [Libération a posé à peu près les mêmes questions en mai]. On trouvera sur le site de France 2 une présentation de son oeuvre, et en particulier son "jardin planétaire". "[Celui-ci] regarde la mondialisation sous l'angle de la diversité des êtres et des pratiques (des cultures) mais il s'oppose de façon radicale à l'uniformisation des êtres et des pratiques." Gilles Clément reprend à son compte l'antienne voltairienne, il faut cultiver notre jardin, mais par sa noirceur cynique, il se situe à l'opposé des deux personnages voltairiens débordants d'optimisme. Lui s'alarme de tout et n'espère rien, puisque le monde court vers son anéantissement. La pollution nous envahit, elle ensevelit tout ; il ne reste plus qu'à se couvrir de cendres.
Aucune politique de protection de l'environnement ne trouve grâce à ses yeux, surtout pas celle menée en France par le gouvernement actuel accusé de suivre le modèle américain. Ce dernier - explique-t-il - « menace le plus la vie, la diversité, la société, la démocratie sur la planète ». Il faut donc combattre un système (lequel ?) « qui dévaste notre planète et détruit des populations entières. Et je considère qu'agir avec le gouvernement, de manière directe ou indirecte, c'est de la collaboration. Alors j'organise ma résistance, à ma façon. » Contre les hordes qui nous menacent, ôtons nos bines et nos sécateurs.
Gilles Clément ne s'embarrasse pas de circonvolution : le sommet prochain réunissant syndicats et ONG – baptisé Grenelle de l'environnement – n'est qu'une grande tricherie (sic !) Il n'en sortira que « de petites concessions, comme diminuer la vitesse de circulation des voitures ou faire couler moins d'eau sous la douche. » Afin de conférer plus de poids à ces affirmations, le donneur de leçons invoque son métier de jardinier ou de paysagiste (Quai Citroën, musée du quai Branly) : « pour moi, être jardinier a toujours eu une dimension politique, même si c'est la première fois que je l'affirme aussi nettement. » A Melle, il a ainsi conçu un jardin politique : « un jardin d'eau d'une part, où l'eau est purifiée par les plantes, pour pointer que partout en France, mais spécialement dans les Deux-Sèvres et en Bretagne, l'eau est totalement polluée par les traitements agricoles, industriels et domestiques. Et un jardin d'orties également, où l'on fabrique du purin d'orties, un soin curatif pour les plantes, que l'on distribue gratuitement tous les vendredis. Ce qui est totalement illégal. » La lutte révolutionnaire commence. Le jardinier dispose de munitions depuis qu'il a découvert que « les insectes constituent un maillon – clé dans la chaîne du vivant. Et que tuer un insecte revient à tuer le jardinier aussi. Cela a même failli m'arriver en traitant un rosier ! J'étais adolescent, et mon père m'avait demandé de pulvériser un insecticide contre les pucerons : une poudre KB. L'engin m'a explosé à la figure comme un bazooka. »
L'ampleur des accidents domestiques devrait effectivement amener Gilles Clément à tempérer ses déclarations. Un Français sur cinq possède un jardin (13,5 millions), or ce dernier concentre à lui seul 23 % des accidents domestiques, juste après la cuisine. Le Centre Européen des Risques en recense un certain nombre : les chutes d'une échelle ou d'un portique, les coupures avec taille-haies et tondeuses, les brûlures, les intoxications, et enfin les noyades en piscine. Une autre question se pose, au sujet de l'usage des pesticides par les jardiniers amateurs : le plus grand flou règne sur l'ampleur de cette pollution, et les études manquent pour évaluer l'impact environnemental : « Les principales données disponibles concernent les pays d'Amérique du Nord. Elles montrent que les pesticides sont présents dans 82 à 90 % des ménages, avec en moyenne au moins 3 à 4 produits différents, dont 75 % sont des insecticides utilisés à la maison et 22 % des produits de jardins. Les usages sont multiples et variés, souvent difficiles à décrire. » Le risque de pollution est d'autant plus fort que les surfaces traitées se caractérisent souvent par une forte capacité de ruissellement [sources] L'arrosage et l'aménagement éventuel d'une piscine provoquent en outre une surconsommation d'eau : d'après l'Ademe, de 15 à 20 litres par an et m²... Faut-il vraiment recommander le jardinage ?
Par son action, Gilles Clément incarne en tout cas les excès d'une politique urbaine, de ce système qu'il prétend condamner : la fossilisation de la ville passe aussi par la transformation d'anciennes friches industrielles en zones vertes. Cet urbanisme repousse en périphérie les habitants de l'agglomération parisienne, de tous ceux qui utilisent la voiture que Gilles Clément vomit bruyamment. Le parc Citroën inauguré en 1992, malgré quelques implantations de logements, gèle au total 13 hectares dans le 15ème arrondissement de Paris. Or, même sur les berges inondables de la Seine, les terrains auraient sans peine accueilli des immeubles pour des centaines de familles. Le parc Citroën démontre au mieux l'incompréhension, au pire l'électoralisme [voir ici à Boulogne-Billancourt] des collectivités locales. Elles favorisent la flambée des prix de l'immobilier dans les parties centrales de métropoles, en organisant la raréfaction des terrains constructibles (protection du patrimoine ou aménagement d'espaces verts) ; tout en annonçant agir dans le sens inverse [ici]. Et il y a fort à parier que le génie de Gilles Clément ne trouve que peu d'imitateurs dans les carrés de verdure de la lointaine banlieue. A lui, les « mises en scène aquatiques », les « lignes droites de 800 mètres qui changent de paysage », la bambouseraie, les escaliers et les serres ; aux autres, les paysages monotones des périphéries pavillonnaires. Les sophismes paysagistes perdent soudain beaucoup de leur poids. Faut-il toujours cultiver notre jardin ? Voltaire ne peut malheureusement plus nous répondre.

PS./ Dernier article sur les politiques environnementales : Ne pas confondre 'Grenelle de l'environnement' et festival des grands travaux subventionnés. En complément, on pourra lire que l'homme sanctuarise involontairement des espaces depuis lors rendus à la nature : aussi bizarre que cela puisse paraître, la région de Tchernobyl (G&M) et la zone démilitarisée séparant la Corée du Nord et la Corée du Sud (IHT) attirent aujourd'hui les convoitises ; rien n'est desespéré, monsieur Clément !]

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