Probablement la plus grande métropole européenne (en concurrence avec Londres et Paris), Istanbul se partage entre deux rives du Bosphore, distantes de 1,5 kilomètre en moyenne ; un tunnel routier permettra en 2009 de doubler le pont qui relie le nord au sud de l’agglomération, juste à l’est de la vieille ville : voir ici. Capitale byzantine puis ottomane, elle a rapidement cessé de jouer ce rôle dans une Turquie devenue indépendante à l’issue de la Première Guerre Mondiale. Ankara la supplante et devient capitale en octobre 1923, par décision du nouveau président Mustapha Kemal. Atatürk – pourtant lui-même natif de Salonique, le grand port du nord de la mer Egée – décide à cette occasion de déplacer le centre de gravité de la Turquie moderne vers l’Anatolie, au cœur de l’Asie mineure et des provinces turcophones, en l’éloignant du littoral hellénisé ouvert sur la Méditerranée. Le déménagement ne leur suffisant apparemment pas, les nouvelles autorités procèdent en 1930 à une modification toponymique. Ils effacent le mot Constantinople au profit de celui d’Istanbul, qui désignait jusque là la vieille ville : la nouvelle appellation ôte toute connotation grecque, mais signe en même temps la schizophrénie nationaliste des responsables turcs de l’époque (voir ici ).
Il n’empêche, plus de quatre-vingts ans après, Constantinople – Istanbul compte selon les estimations et les couronnes périphériques retenues, entre 11 et 15 millions d’habitants : au bas mot, trois fois la population de la capitale officielle. Si les institutions nationales et le corps diplomatique siègent à Ankara, Istanbul accueille les principales entreprises du pays. Et lorsqu’ils doivent quitter leurs campagnes, les montagnards de l’est préfèrent Istanbul à Ankara, même si c’est pour loger dans un habitat précaire. Car la mégalopole compte un certain nombre de bidonvilles.
L’article du Monde du 22 mars 2007 donne de nombreux détails sur la destruction de l’un d’entre eux, une rénovation qui dissimule mal une opération destinée à refouler en périphérie une foule d’indésirables. Des centaines de Kurdes habitent le bidonville d’Ayazma « sur une colline à la périphérie de l'agglomération, coincées entre l'autoroute et l'immense stade olympique. » Plutôt que d’avouer une impuissance vis-à-vis de gangs mafieux qui font régner la loi du plus fort (« En un mois, une douzaine de bus ont été attaqués aux cocktails Molotov. »), les autorités justifient la destruction du bidonville par la lutte contre le PKK, le Parti des travailleurs kurdes) : assimilation simpliste entre pauvreté et terrorisme. Mais le journaliste tombe lui aussi dans une simplification ethniciste : selon lui, (tous ?) les Kurdes d’Ayazma auraient fui les régions contrôlées par l’armée turque. Or il convient de rappeler l’importance de l’exode rural dans un pays comme la Turquie, et l’attirance des grandes métropoles.
La vitalité économique d’Istanbul implique de forts besoins en main d’œuvre peu qualifiée, ne serait-ce que pour le secteur du bâtiment et des travaux publics. Achevé en 2003, le stade olympique jouxtant le bidonville d’Ayazma accueille jusqu’à 100 000 personnes et rentre à ce titre dans la courte liste des plus grands stades certifiés cinq étoiles par l’UEFA. Il représente un bon exemple des plus grands chantiers menés dans la capitale, ici sous la direction d’un cabinet d’architecte remarqué pour la réalisation du Stade de France à Saint-Denis ; voir ici.
Les activités commerciales ou encore les services domestiques attirent également les bas salaires, qui participent à leur échelle au dynamisme économique d’Istanbul. Mais, comme dans d’autres métropoles confrontées au problème des quartiers déshérités, les autorités municipales ont choisi de reclasser le bidonville d’Ayazma (sans doute sous la pression du voisinage exaspéré par l’insalubrité et inquiet de la violence). Guillaume Perrier montre que l’opération d’urbanisme est radicale, puisque les habitants ne peuvent se réinstaller sur place, mais il ne dit rien des projets de reconstruction. Pourquoi les résidents ne peuvent-ils pas s’y reloger ? N’y a-t-il pas, à côté d’une telle infrastructure sportive, un potentiel de construction valorisable ? Quels en seront les bénéficiaires ?
En attendant, les familles kurdes encore très marquées par leur passé rural doivent s’exiler ; « A Ayazma, les villageois avaient amené leur mode de vie. Les poules ont été victimes de la grippe aviaire, mais vaches et chèvres paissent au milieu du bidonville. ‘Je suis triste pour mes arbres fruitiers, dit Masallah. Ils étaient comme mes enfants.’ » Le journaliste précise que seuls les anciens propriétaires ont bénéficié d’un relogement ; les autres sont probablement partis gonfler les rangs des habitants d’autres quartiers pauvres d’Istanbul (gain ?).
Les plus chanceux se plaignent. Mieux intégrés dans la ville que d’autres puisqu’ils avaient réussi à acquérir un bout de terrain ou un toit, ils ne se satisfont pas à juste titre d’une réinstallation dans trois des cinquante-deux tours d’un quartier périphérique… Un grand ensemble version locale, combinant un nouveau déracinement avec une homogénéisation sociale fort redoutable quant à ses conséquences. Ceux des relogés qui travaillaient dans Istanbul pourront-ils continuer à le faire ? Les familles expropriées devront en tout cas « payer pendant 15 ans, l'équivalent de 135 euros par mois de mensualités » ; le salaire mensuel d’un ouvrier ou d’un employé varie de 300 à 500 euros en Turquie (voir ici ) !
Le journaliste parle pourtant de tarif préférentiel et ajoute que « la mairie va dispenser des cours à ces déracinés, pour leur apprendre à vivre en milieu urbain. » Mais dans quel milieu urbain ? S’agit-il d’une ville européenne, asiatique, turque, ou grecque ? Quelle nouvelle identité proposera-t-on à ces ruraux déracinés ? La phrase malheureuse de Guillaume Perrier reflète toutefois plus qu’une simple maladresse. Comme dans les autres métropoles occidentales, les autorités stambouliotes prétendent résoudre les problèmes de la ville par la manière forte ; elles risquent surtout de les accentuer en ressoudant les solidarités tribales et en rompant les amorces de liens avec les autres habitants de l’agglomération. Civiliser les barbares en paroles provoque au mieux une sorte d’identification au mal : vous me prenez pour un barbare, je vais donc me conduire comme tel…
Guillaume Perrier ne lésine sur aucun détail concernant le caractère prétendument irrécupérable des intéressés : « Après quelques semaines, les salles de bain fuient, les enfants démontent les ampoules des cages d'escalier, arrachent les fleurs des plates-bandes pour les revendre. ‘Ils utilisent l'ascenseur comme toilettes’ rigole Kezban au 11ème étage de la tour B9, en préparant le déjeuner sur la moquette du salon. Moi, je jette mes ordures par la fenêtre. On est de vrais paysans !’ » Je ne sais si les anciens habitants d’Ayazma sont des barbares, mais ils ne manquent en tout cas pas d’humour…
PS. Dernier papier surla Turquie : Ironiser à Nicosie.
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