mercredi 23 juin 2010

Ironiser à Nicosie. (Des difficultés à saisir le sens de l’analyse géostratégique - SUITE)

Les analystes se suivent et se ressemblent. Après qu’un de ses confrères très en vue a donné son interprétation de l’actualité dans un journal concurrent, Alexandre Adler expose ses propres théories dans le Figaro d’aujourd’hui. Il a rédigé un réquisitoire contre les ennemis de la Turquie, ceux déclarés, mais aussi ceux qui doutent de sa place dans l’Union européenne. Il faut prendre au sérieux l’auteur puisqu’« une véritable conspiration » anti-turque agit en sous-main. Alexandre Adler nous détaille la liste des comploteurs : les fourbes qui dressent des « obstacles juridiques et culturels à l’adhésion turque de manière à provoquer, d’abord en Turquie, une réaction de rejet de l’Europe qui leur évitera d’avoir à assumer un non franc et argumenté », les Arméniens descendants des rescapés du génocide – que des politiciens français peu scrupuleux montent contre la Turquie – les Chypriotes grecs, les arabes ou encore les Chrétiens « intégristes à tendance raciste. ».
Du côté des gentils – nous dit Alexandre Adler – se rangent heureusement les Grecs. Vous pensiez aux nationalistes hellènes ? Détrompez-vous :« une nouvelle génération politique à Athènes a bien changé la donne ». Pas de doute ni d’hésitation, « Aujourd’hui, les élites politiques et patronales grecques, beaucoup plus sûres de leur avenir et bien mieux intégrées au processus de décision européen, notamment à Francfort avec leur grand banquier central Papademos, considèrent l’adhésion de la Turquie comme un processus inévitable dont la Grèce pourrait tirer avantage dans tous les domaines. »
Mais tous les Grecs ne rentrent pas dans la bonne catégorie. Il y a des traîtres qui, à Chypre, parasitent les démarches d’adhésion de la Turquie, « qui, gouvernés par une coalition de la gauche et des nationalistes intransigeants, ont, eux, refusé par référendum le plan de réunification de l’île élaboré par Kofi Annan, au moment même où les Chypriotes turcs l’approuvaient massivement par conviction véritablement européenne. »
Les conclusions d’Alexandre Adler méritent que l’on s’y arrête. Peut-on cautionner une vision manichéenne, qui se contente d’opposer les bons et les méchants ? Que valent les théories du complot qui mettent « dans le même sac » des supposés comploteurs que tout semble opposer ? Que signifient des étiquettes infamantes et indéfinies du type « intégriste à tendance raciste » ?
Je me permets enfin de regretter la personnification des Etats, mauvais pli coutumier des analystes en relations internationales. LA Turquie, pas davantage que LA Grèce, ou Chypre ne sont des personnes. Jusqu’à preuve du contraire, l’étude d’une personne, d’un groupe ou d’une classe sociale (psycho – ou socio – logie) n’ont pas d’équivalent à l’échelle d’un Etat. Le déterminisme m’exaspère, que les sciences humaines déconsidèrent depuis des lustres. Rien n’y fait, au demeurant. N’en déplaise aux commentateurs, la diplomatie répond de toutes façons à des logiques floues, non à des règles préétablies.
Pour résumer en substance l’opinion d’Alexandre Adler, la Turquie bénéficie de son appui en tant qu’analyste, par qu’elle soutient Israël. Comment explique-t-il dans ces conditions que ce même pays trouve tout aussi bien des terrains d’entente avec l’Iran (sur la répression des Kurdes, entre autres), dont le président profère à longueur de discours des insultes antisémites ?
Dans un autre exemple, celui de Chypre, l’auteur présente deux catégories de Chypriotes, côté blanc et côté noir. Il ne fait aucun doute que les habitants du secteur septentrional, au nord de la ligne Attila, bénéficient de ses faveurs : jusqu’à l’injustice. Alexandre Adler tait le débarquement militaire de l’armée turque en 1974, l’exil forcé de dizaines de milliers de personnes vers le sud (surtout classées comme grecques), jamais indemnisées et remplacées par des colons ; sans aucun respect du droit international. Il refuse de replacer dans son contexte la rancœur certes trop tenace au sein de cette population méridionale vis-à-vis des Turcs. Trois décennies durant, Chypre (sud) a connu néanmoins un développement économique sans comparaison avec le marasme du versant turc de la ligne Attila ; lui seul a permis cette partie de l’île à obtenir son ticket pour l’Europe, l’intégration dans l’Union. La fierté de la population (sud –) chypriote frise au chauvinisme étroit (pour expliquer les soutiens à l’équipe au pouvoir à Nicosie). Elle la rend donc hostile à une réunification désormais perçue comme une deuxième injustice, qui répèterait celle de 1974. Pour en savoir plus, voir ce dossier. Il me paraît facile d’ironiser à des milliers de kilomètres de Nicosie.
P.S./ Dernier article sur la Turquie : ici.

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