Avant même de contester les propositions gouvernementales concernant la suppression de la carte scolaire, replaçons d’abord les enjeux au plan historique et géographique. Mise en place en 1963 [voir ici] par un Etat ouvertement dirigiste, elle est conçue comme l’équivalent du cadastre. Celui-ci matérialise les limites géographiques des propriétés et les rend ainsi incontestables. Avec la carte scolaire, il s’agit de répartir les élèves de l’enseignement primaire et secondaire à l’intérieur de parcelles du territoire définies à l’avance.
En se replaçant dans le contexte de l’époque, on relativise cependant les discussions les plus actuelles sur le bien-fondé de ladite carte scolaire. Au début des années 1960, il y a quelques raisons de douter que le gouvernement se préoccupe de mixité sociale. Quelles menaces pouvait-on craindre, au milieu des Trente Glorieuses, dans un pays caractérisé par une population féconde et pleine d’espérance dans l’avenir ?
En 1960, entre douze et treize jeunes Français pour cent du même âge obtiennent leur bac : c’est une proportion cinq fois moindre qu’en 2007. Collèges et lycées n’accueillent qu’une minorité triée sur le volet. En 1960, 56.000 lycéens décrochent leur deuxième baccalauréat, que l’on distinguait du premier baccalauréat passé à la fin de la classe de première [sources : Quid 2000]. Ce groupe s’avère homogène, non pas tant par l’origine sociale des bacheliers, mais parce que le processus de sélection a commencé très tôt. Le certificat d’étude sert en effet de filtre avant l’entrée en classe de sixième. Il sélectionne les élèves jugés aptes à suivre le cycle secondaire.
Pour compléter cette mise en perspective de la carte scolaire, il faut prendre en compte la réalité de l’espace vécu, la mobilité des Français de 1960. Combien de parents allaient enlever leur(s) enfant(s) de l’établissement public le plus proche – je laisse de côté le cas des internes et évoquerai un peu plus loin la question des établissements privés – pour éviter tel ou tel désagrément ? Au début des années 1960, la voiture individuelle reste un luxe réservé à une élite. Le parc automobile hexagonal compte un peu moins de cinq millions de véhicules, un septième du total de 2007. Tout porte à croire que l'on choisit donc le lycée ou le collège les moins éloignés.
Ainsi, l’adoption de la carte scolaire ne résulte pas à mon sens de la volonté de favoriser la mixité sociale. J’inclinerais pour d’autres hypothèses, celle d’un Etat obsédé par l’ordre, par le fait que tout doit être quadrillé, encadré dans un plan – un peu à la mode soviétique – et parce que l’idée de liberté de choix n'est sans doute qu’accessoire. Qu’est-ce qui a changé depuis les années 1960 qui justifie une suppression de la carte scolaire ? Dans les années 1970 (pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing), l’enseignement s’est massifié : entre 450.000 et 500.000 lycéens obtiennent maintenant chaque année le baccalauréat. Bien plus que la carte scolaire, la massification a réellement facilité le mélange des enfants et des adolescents ; avec un résultat en demi-teinte, du fait de nombreux passe-droits. Les défenseurs de la carte scolaire mettent en avant cette mixité sociale, même si – j’insiste – l’argument ne vaut qu’a posteriori. L’urgence d’un maintien apparaît d’autant plus après la suppression du service national au début du premier septennat de Jacques Chirac.
Autre évolution depuis 1960, l’enseignement non – public a changé non de nature mais comme référence. L’adjectif confessionnel a cédé la place à celui plus neutre, et plus attractif de privé. Loin de s’éteindre comme certains le pronostiquaient (l’espéraient ?), sa position s’est maintenue (renforcée ?) : un collégien sur huit et un lycéen sur cinq en moyenne. Le privé continue de ne prendre en charge qu’une minorité d'élèves, mais de nombreux établissements refusent les candidats. Car la massification et la carte scolaire ont produit des effets inattendus. La population scolaire présente une plus grande hétérogénéité (des niveaux et des milieux) qui incite les parents insatisfaits à retirer leurs enfants du public. Les larges classes d’âge du baby-boom disparaissent au début des années 1970 : les Françaises ont désormais moins de deux enfants en moyenne. Entrent enfin dans le système scolaire les enfants des immigrés extra-européens arrivés en France dans l’après-guerre. Pour expliquer le désamour entre les classes moyennes ou supérieures et l’enseignement public, il ne faut pas sous-estimer en outre des causes indirectes (dégradation d’un système d’enseignement mal préparé à la massification) ou annexes, comme la récurrence des grèves de personnels.
Au plan de la répartition de la population sur le territoire, enfin, la France de 2007 ressemble peu à celle de 1960. La périurbanisation est passée par là. Des quartiers nouveaux construits ex nihilo, il n’y a pas grand-chose à dire, néanmoins ! Pour ceux qui cherchaient une homogénéité sociale en s’installant dans un pavillon, la carte scolaire place leurs enfants dans des collèges et lycées en théorie acceptables. Mais dans les anciens quartiers populaires, et dans ceux qui avaient vu se dresser les grands ensembles, la situation scolaire se complique. Les populations à demeure se trouvent prises dans une nasse – je regrette l’emploi du mot ghetto –. Enfants de familles pauvres et enfants de familles à problèmes se côtoient ; de plus en plus, à l’exclusion des autres. Depuis plus de deux décennies, les établissements dits sensibles méritent ce qualificatif, non pas directement à cause de la carte scolaire, mais parce que les enfants sans problèmes vont ailleur, malgré la carte scolaire.
Je suppose toutefois que c’est surtout au cœur des aires urbaines que l’on réclame le plus la suppression de cette carte. La gentryfication, anglicisme qui décrit le retour des familles aisées vers les centres-villes (et leur vieillissement) provoque la montée des prix de l’immobilier jusque dans les premières couronnes urbaines. Ce phénomène conduit à une modification très sensible du recrutement des établissements de cœur d’agglomérations. Il en résulte une mixité sociale fortuite rejetée par un grand nombre de ménages aisés ; si l’on en juge en tout cas les sondages proposés sur ce sujet ! La gentryfication annule géographiquement la périurbanisation, mais elle reprend les mêmes impératifs sociologiques d’homogénéisation.
Pour conclure, il ne faut guère espérer des changements spectaculaires de l’aménagement puis de la suppression de la carte scolaire : les établissements sensibles le resteront, tout comme ceux d’ores et déjà considérés comme prestigieux. Peut-être observera-t-on cependant dans les cœurs d’agglomérations des évolutions, selon le principe des vases communicants. Compte tenu des mesures d’accompagnement financier annoncées, redoutons en revanche que la disparition programmée ne coûte cher. Dans un marché devenu libre, le maintien de monopoles (recrutement des enseignants, financement des établissements, etc.) induira la multiplication des classes vides et des situations de sur – encadrement qui seront financées par l’impôt ; à l’opposé, d’autres établissements devront chercher des solutions d’urgence face à leurs manques de moyens. La carte à la carte.
En se replaçant dans le contexte de l’époque, on relativise cependant les discussions les plus actuelles sur le bien-fondé de ladite carte scolaire. Au début des années 1960, il y a quelques raisons de douter que le gouvernement se préoccupe de mixité sociale. Quelles menaces pouvait-on craindre, au milieu des Trente Glorieuses, dans un pays caractérisé par une population féconde et pleine d’espérance dans l’avenir ?
En 1960, entre douze et treize jeunes Français pour cent du même âge obtiennent leur bac : c’est une proportion cinq fois moindre qu’en 2007. Collèges et lycées n’accueillent qu’une minorité triée sur le volet. En 1960, 56.000 lycéens décrochent leur deuxième baccalauréat, que l’on distinguait du premier baccalauréat passé à la fin de la classe de première [sources : Quid 2000]. Ce groupe s’avère homogène, non pas tant par l’origine sociale des bacheliers, mais parce que le processus de sélection a commencé très tôt. Le certificat d’étude sert en effet de filtre avant l’entrée en classe de sixième. Il sélectionne les élèves jugés aptes à suivre le cycle secondaire.
Pour compléter cette mise en perspective de la carte scolaire, il faut prendre en compte la réalité de l’espace vécu, la mobilité des Français de 1960. Combien de parents allaient enlever leur(s) enfant(s) de l’établissement public le plus proche – je laisse de côté le cas des internes et évoquerai un peu plus loin la question des établissements privés – pour éviter tel ou tel désagrément ? Au début des années 1960, la voiture individuelle reste un luxe réservé à une élite. Le parc automobile hexagonal compte un peu moins de cinq millions de véhicules, un septième du total de 2007. Tout porte à croire que l'on choisit donc le lycée ou le collège les moins éloignés.
Ainsi, l’adoption de la carte scolaire ne résulte pas à mon sens de la volonté de favoriser la mixité sociale. J’inclinerais pour d’autres hypothèses, celle d’un Etat obsédé par l’ordre, par le fait que tout doit être quadrillé, encadré dans un plan – un peu à la mode soviétique – et parce que l’idée de liberté de choix n'est sans doute qu’accessoire. Qu’est-ce qui a changé depuis les années 1960 qui justifie une suppression de la carte scolaire ? Dans les années 1970 (pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing), l’enseignement s’est massifié : entre 450.000 et 500.000 lycéens obtiennent maintenant chaque année le baccalauréat. Bien plus que la carte scolaire, la massification a réellement facilité le mélange des enfants et des adolescents ; avec un résultat en demi-teinte, du fait de nombreux passe-droits. Les défenseurs de la carte scolaire mettent en avant cette mixité sociale, même si – j’insiste – l’argument ne vaut qu’a posteriori. L’urgence d’un maintien apparaît d’autant plus après la suppression du service national au début du premier septennat de Jacques Chirac.
Autre évolution depuis 1960, l’enseignement non – public a changé non de nature mais comme référence. L’adjectif confessionnel a cédé la place à celui plus neutre, et plus attractif de privé. Loin de s’éteindre comme certains le pronostiquaient (l’espéraient ?), sa position s’est maintenue (renforcée ?) : un collégien sur huit et un lycéen sur cinq en moyenne. Le privé continue de ne prendre en charge qu’une minorité d'élèves, mais de nombreux établissements refusent les candidats. Car la massification et la carte scolaire ont produit des effets inattendus. La population scolaire présente une plus grande hétérogénéité (des niveaux et des milieux) qui incite les parents insatisfaits à retirer leurs enfants du public. Les larges classes d’âge du baby-boom disparaissent au début des années 1970 : les Françaises ont désormais moins de deux enfants en moyenne. Entrent enfin dans le système scolaire les enfants des immigrés extra-européens arrivés en France dans l’après-guerre. Pour expliquer le désamour entre les classes moyennes ou supérieures et l’enseignement public, il ne faut pas sous-estimer en outre des causes indirectes (dégradation d’un système d’enseignement mal préparé à la massification) ou annexes, comme la récurrence des grèves de personnels.
Au plan de la répartition de la population sur le territoire, enfin, la France de 2007 ressemble peu à celle de 1960. La périurbanisation est passée par là. Des quartiers nouveaux construits ex nihilo, il n’y a pas grand-chose à dire, néanmoins ! Pour ceux qui cherchaient une homogénéité sociale en s’installant dans un pavillon, la carte scolaire place leurs enfants dans des collèges et lycées en théorie acceptables. Mais dans les anciens quartiers populaires, et dans ceux qui avaient vu se dresser les grands ensembles, la situation scolaire se complique. Les populations à demeure se trouvent prises dans une nasse – je regrette l’emploi du mot ghetto –. Enfants de familles pauvres et enfants de familles à problèmes se côtoient ; de plus en plus, à l’exclusion des autres. Depuis plus de deux décennies, les établissements dits sensibles méritent ce qualificatif, non pas directement à cause de la carte scolaire, mais parce que les enfants sans problèmes vont ailleur, malgré la carte scolaire.
Je suppose toutefois que c’est surtout au cœur des aires urbaines que l’on réclame le plus la suppression de cette carte. La gentryfication, anglicisme qui décrit le retour des familles aisées vers les centres-villes (et leur vieillissement) provoque la montée des prix de l’immobilier jusque dans les premières couronnes urbaines. Ce phénomène conduit à une modification très sensible du recrutement des établissements de cœur d’agglomérations. Il en résulte une mixité sociale fortuite rejetée par un grand nombre de ménages aisés ; si l’on en juge en tout cas les sondages proposés sur ce sujet ! La gentryfication annule géographiquement la périurbanisation, mais elle reprend les mêmes impératifs sociologiques d’homogénéisation.
Pour conclure, il ne faut guère espérer des changements spectaculaires de l’aménagement puis de la suppression de la carte scolaire : les établissements sensibles le resteront, tout comme ceux d’ores et déjà considérés comme prestigieux. Peut-être observera-t-on cependant dans les cœurs d’agglomérations des évolutions, selon le principe des vases communicants. Compte tenu des mesures d’accompagnement financier annoncées, redoutons en revanche que la disparition programmée ne coûte cher. Dans un marché devenu libre, le maintien de monopoles (recrutement des enseignants, financement des établissements, etc.) induira la multiplication des classes vides et des situations de sur – encadrement qui seront financées par l’impôt ; à l’opposé, d’autres établissements devront chercher des solutions d’urgence face à leurs manques de moyens. La carte à la carte.
PS./ Dernier papier sur la périurbanisation : Les cloches ne se sont pas toutes envolées.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire