vendredi 25 juin 2010

L’année du cochon aux oreilles bleues (De la forte augmentation des matières premières agricoles en Chine)

Dans son étude sur les Origines de la révolution chinoise (1915 – 1949) [Gallimard, 1967 / réédition Folio – Histoire, 1987 / voir aussi les rééd° suivantes], Lucien Bianco expose les raisons pour lesquelles le parti communiste chinois, un mouvement isolé et essouflé à la veille de la Seconde Guerre mondiale, parvient en trois ans (1946 – 1949) à s'imposer face au gouvernement et à l'armée nationalistes. Les fautes de Chiang Kai-shek, le talent des jeunes généraux poussés en avant par Mao, l'aide économique et militaire apportée par l'Union Soviétique ou encore le legs des Japonais après leur reddition début août 1945 (pour ne citer que les facteurs principaux) amènent la proclamation inattendue de la République Populaire de Chine le 1er octobre 1949.
Mais l'auteur insiste bien davantage sur les facteurs sociaux, sans doute parce qu'il est convaincu du caractère inéluctable de la révolution. A partir de l'écrasement par les autorités nationalistes des grèves insurrectionnelles (à Nankin ou Canton) en 1927 – 1928, les communistes chinois ne peuvent plus compter sur les mouvements ouvriers pour voir triompher leur cause ; l'avant-garde du prolétariat, selon Lénine. Le parti communiste désormais clandestin tente à partir de 1931 de s'implanter dans le sud-est rural et montagneux de la Chine (Jiangxi), mais les troupes nationalistes l'en délogent, déclenchant la Longue Marche vers le nord du pays. Mao réécrit ensuite cette histoire en affirmant que le parti avait choisi de prendre fait et cause pour la paysannerie, non accidentellement et par opportunisme, mais de façon délibérée et par conviction profonde.
Lucien Bianco montre toutefois à quel point le parti communiste réussit à séduire les masses paysannes, au-delà de toute exagération propre à la propagande du moment. Le parti trouve là des bases arrières pour sa guérilla, autant que son vivier de recrutement. La misère endémique, les mauvaises récoltes et les risques climatiques (sécheresses catastrophiques, inondations dans les grandes vallées du Yangzi ou du Huang He) expliquent bien sûr que les paysans prêts à se révolter contre le montant des impôts, ou contre la conscription qui prive de bras les exploitations, ne manquent pas en Chine. Mais l'auteur montre également qu'au début du XXème siècle, les campagnes chinoises sont victimes des succès de l'agriculture traditionnelle. Celle-ci a accompagné le gonflement démographique inédit de la population chinoise au cours des derniers siècles en se passant d'engrais chimiques, de pesticides, ou de moyens mécanisés : 150 millions d'habitants en 1700, plus de 300 millions en 1800, 430 millions en 1851, et 580 millions lors du recensement de 1953.
Cette réussite sans pareil provoque en retour une tension sur la terre : « Selon différentes enquêtes réalisées au cours des années 1930 – 1935, la superficie moyenne des terres exploitées par chaque famille paysanne se situait entre un et deux hectares (un hectare un tiers). » [Op. cité / P.158] Le décès d'un propriétaire entraîne à chaque génération le découpage des parcelles entre ses héritiers, facteur principal de l'émiettement du parcellaire. Dans les campagnes, les rares bénéficiaires d'un système qui s'est progressivement figé (notables, commerçants, et fonctionnaires) attirent sur eux les jalousies et provoquent un sentiment d'injustice. Chiang Kai-shek annonce bien une réforme agraire et une réglementation sévère de la rente foncière, mais sans effet concret. L'unification jamais achevée du pays, puis l'invasion japonaise absorbent en effet l'essentiel des énergies et éloignent les autorités nationalistes des questions agricoles. Au total, insiste Lucien Bianco, les paysans ont soutenu en grand nombre la révolution, en particulier ceux de la Grande Plaine du Nord.
Au lendemain de la reprise des hostilités entre communistes et nationalistes (printemps 1946), cette participation à l'action de l'Armée populaire de Libération signifie que le sang coule en abondance. Ici on massacre les notables, là le chef de village ou le collecteur d'impôt. Et chacun d'espérer une part du butin, des terres et des biens redistribués. Dans les campagnes, la mise à bas de l'ordre social ancien ressemble sans doute à une revanche ; des centaines de milliers de paysans doivent en tout cas à la révolution l'amélioration de leur sort, plus hypothétique et immédiate que profonde et à long terme. En retour, entre juin 1946 et juin 1948, les provinces du nord fournissent 1.600.000 recrues à l'armée communiste (id.) même s'il ne s'agit pas toujours d'un enrôlement volontaire, loin s'en faut.
Après 1949, le nouveau régime impose certes une collectivisation impopulaire, mais en contrepartie favorise l'amélioration du cadre de vie (santé, hygiène, alimentation, instruction publique) et l'augmentation de la productivité : mécanisation, création de coopératives, grands travaux d'adduction pour l'irrigation. Le maoïsme n'apporte pourtant aucune solution à long terme. Tout laisse même à penser que depuis les réformes de Deng Xiaoping (retour très partiel à une propriété foncière limitée au lopin de terre individuel), les tensions internes au monde rural ont repris de plus bel. La corruption et la brutalité de nombreux cadres du parti, les multiples décisions d'expulsion (pour des terres allouées à des promoteurs ou à des industriels), les affaires de contamination par le sida ou de pollution par des usines ne respectant pas les normes minimales en vigueur ponctuent l'actualité récente. Mais l'évolution des prix s'ajoute maintenant à la liste des sujets de mécontentement.
Lorsque le journaliste Dong T. du Figaro fait état de fortes fluctuations des cours de bourse à Shanghai, il met en avant la forte hausse des prix à la consommation, et plus précisément des produits agricoles : « Les prix de l'alimentation ont crû de 18.2%, avec une flambée de 49% dans la viande. » Depuis 1949, les fermes chinoises achetent à prix fixes (pour leurs besoins en matériel, en carburant ou encore pour les intrants) et vendent à prix fixes. Mais depuis plusieurs années, les autorités ont du tenir compte des prix internationaux (indexation plus ou moins camouflée), au fur et à mesure de l'ouverture du pays. Elles n'ont pu au mieux que lisser l'élévation du prix du carburant, des engrais, des pièces détachées, etc. Dans le même temps, et malgré les obstacles posés par le régime, nombre de ruraux quittent illégalement leur village pour chercher un emploi plus rémunérateur en ville (mingongs) et l'espoir d'une vie meilleure ; il en résulte une raréfaction de la main d'oeuvre.
Ces deux facteurs majeurs favorisent conjointement l'élévation du prix des aliments en Chine dans un contexte social déjà très tendu... Depuis un an, « les prix des huiles alimentaires ont crû de 34.6%, ceux des céréales de 6.4%. Les cours des œufs ont grimpé de 23.6%, ceux des légumes frais, de 22.5%, et ceux des produits de la mer, de 6.2%. » Le journaliste du Figaro répercute cependant l'information officielle. « Plus forte augmentation, celle des prix de la viande a atteint 49% en rythme annuel en août. Le coupable? Le Syndrôme Reproducteur et Respiratoire Porcin, également appelée maladie de l'oreille bleue. Celle-ci a entraîné l’abattage ou la mort de plusieurs dizaines de milliers de porcs en 2007 dans l’empire du milieu. » Que l'on se rassure, « Les autorités chinoises ont déjà pris des mesures administratives pour aider les éleveurs de porcs. »
L'article se termine sur les vieilles rumeurs de relèvement du yuan par rapport aux autres grandes monnaies, comme solution ultime. Plus que sur le prix des matières premières, une monnaie réévaluée agirait surtout sur la capacité des usines chinoises à exporter. Or, toute diminution des exportations entraînerait un ralentissement de la production, une baisse des investissements étrangers, et une montée du chômage. Les cochons ont donc peut-être les oreilles bleues, mais les Chinois risquent d'être marrons.

PS./ Dernier article sur la Chine : Horloge biologique et plan quinquennal.

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