vendredi 25 juin 2010

Le cancer n’est pas mort, vive le cancer ! (Vieilleries et duperies en France, suite)

De plus en plus de personnes vivent avec un cancer, mais le temps qui s’écoule entre l’annonce du diagnostic et le jour du décès s’allonge régulièrement. Dans ces conditions, le cancer ressemble de moins en moins à l'image de la grande faucheuse qui emportait chaque année les malades par dizaines de milliers. Il tue moins et plus lentement, comme le grand froid qui endort le vagabond allongé par terre un soir d’hiver et l’emporte sans même qu'il s'en aperçoive. L’Institut National de Veille Sanitaire annonce là assez discrètement cette révolution dans l’histoire démographique contemporaine de la France.
1980 : 53,73 millions d’habitants ; 2005 : 62,82 millions [Insee]. En 25 ans, la population française a gagné un peu plus de 9 millions d’habitants, ce qui correspond à une augmentation de 16,9 %. Celle-ci incorpore un solde migratoire légèrement positif. Bien sûr, un niveau de natalité proche de deux enfants par femme explique aussi cette situation. Les filles ont imité leurs mères, et ont pérennisé par leur fertilité les acquis du Baby-Boom : un tremblement de terre est toujours suivi par des répliques. Le vieillissement favorise plus nettement encore l’augmentation de la population. L’Institut de Veille Sanitaire l’a constaté. Les générations nées dans l’Entre-deux-guerres restent volumineuses en ce début du XXIème siècle. Le sommet de la pyramide des âges illustre le maintien en vie d’effectifs importants de septuagénaires, d’octogénaires, de nonagénaires et même de centenaires [Ined]. L’Ined prévoit que ces derniers seront moins nombreux dans les deux prochaines décennies, lointaine répercussion de la chute des naissances pendant la période 1914 – 1920. A cause de la Première Guerre mondiale, les hommes étaient mobilisés et beaucoup n’en revinrent jamais. En 2008, on recense un peu plus de 20.000 centenaires, mais l’Institut en prévoit 18.000 en 2015 et 14.000 en 2020.
Les Baby-boomers s’apprêtent à prendre la suite de leurs aînés dans le troisième âge. Les plus anciens parmi eux prennent actuellement leur retraite et devraient selon toutes vraisemblances prouver par la largeur de leurs rangs qu’il fait bon vivre en France. Si l’on prend en compte le cancer, la proportion des malades s’accroît par conséquent de façon mécanique, tandis que le nombre de décès demeure globalement stable, coincé entre un minimum de 520.000 et un maximum de 540.000 rarement dépassé : 560.500 en 1985 ou encore 563.000 en 2003. Cette année-là, les chaleurs estivales tenaces entraînent une surmortalité amplement commentée dans les médias. Ceux-ci ont moins prêté d’attention à l’effet indirect de la canicule, et plus précisément au creux de la mortalité qui a suivi l’année suivante : 519.600 décès en 2004. En lissant sur une décennie les moyennes de mortalité, la catastrophe climatique à l’origine de la tourmente médiatique s’évanouit. La courbe de mortalité française fonctionne depuis plusieurs décennies comme une machine à sous utilisant un plateau mouvant et un rateau, celle-là même qui excite tant la convoitise de Mr Bean (dans cet épisode, au bout de 11mn16). Seul un événement imprévisible et inattendu provoque une sortie en grand nombre, à la façon de cette énième pièce de monnaie tombée au bon endroit sur le tas, et qui fait basculer des dizaines d'autres pièces.
L’InVs a donc mis le doigt sur un événement sans précédents dans l’histoire médicale récente, la banalisation de la pire des maladies, celle qui fait froid dans le dos, imprévisible et protéiforme : chaque partie du corps ou chaque organe peut en effet receler une tumeur. Même si cette nouvelle signifie un alourdissement des dépenses de santé (plusieurs fois évoquées dans ce blog), il faudrait pourtant se féliciter de cette nouvelle : l’espérance de vie des cancéreux progresse rapidement, ce qui leur redonne du moral, les fait participer à la thérapeutique et augmente leurs chances de survie.
Pression sociale oblige, l’Institut communique pourtant ces résultats d’enquête en se gardant de tout triomphalisme. Le ton reste funèbre, bien éloigné de celui employé pour un bulletin de victoire [1]. Les Cassandre y tiennent. En l’absence de danger immédiat, la peur du cancer disparaît, et les comportements dangereux (répréhensibles ?) reprennent vigueur. L’alcool et le tabac tuent moins les hommes ? Il ne faut pas sauter de joie car ils se rattrapent sur les femmes, susurrent les nouveaux jansénistes. Le cancer n'est pas mort, vive le cancer !
Ainsi, les bonnes nouvelles n’existent pas et il ne faut jamais se réjouir de rien. En poussant à l'extrême le raisonnement, je subodore que ce jansénisme hygiéniste cache même une approche pernicieuse du cancer. Derrière une façade irréprochable – politique de prévention, de financement des soins et de la recherche – se dissimulent d'improbables adorateurs. Ceux-ci transfigurent inconsciemment le cancer en une sorte de nouveau dieu Baal. Les Phéniciens et les Carthaginois offraient à ce dieu terrible des sacrifices humains pour obtenir ses bienfaits. Combien d’esprits aveuglés considèrent sans trop le proclamer le cancer comme une bonne chose !? Ils n’apportent aucun sacrifice, mais la maladie s'en charge à leur place.
Ce Baal des temps modernes anéantit l’objet de leur exécration, qu’il s’agisse du nucléaire (radiations), de l'automobile (gaz d'échappement), des produits de l'agriculture productiviste (pesticides), du tabac, de l’alcool, des graisses, ou de tout autre agent cancérigène. Cette dérive pseudo-religieuse frustre ses adeptes, car l'espérance de vie augmente et le cancer tue moins. Il me semble qu'elle conduit de surcroît à une distinction sournoise entre humains malsains - ceux qui détériorent l'environnement ou/et qui se détruisent - et les autres, les humains sains. Au plan métaphysique, il n'y a pas de morts normales ou anormales. Toutes renvoient l'homme à sa nature. Le progrès du cancer des poumons chez les femmes prouve de toutes façons que la criminalisation de la cigarette n'implique pas son rejet par les consommatrices. Le cancer constitue en tout cas pour longtemps une facette fondamentale du vieillissement occidental.

PS./ Dernier papier sur le vieillissement : Pour mourir sans frais, mourons cachés.



[1] « En 2005, on estime à 320.000 le nombre de nouveaux cas de cancer (180.000 chez les hommes et 140.000 chez les femmes). Chez l’homme, les trois cancers les plus fréquents sont ceux de la prostate, du poumon et du colon-rectum. Chez la femme, il s’agit des cancers du sein, du colon rectum et du poumon. En comparaison avec la situation en 2000, en 2005, le cancer de la prostate demeure le plus fréquent chez l’homme et celui du sein le plus fréquent chez la femme. La progression a été plus importante pour les cancers de la prostate qui, avec plus de 62.000 nouveaux cas en 2005, devancent les cancers du sein responsables de près de 50.000 cas. […] Concernant la mortalité, on estime à 146.000 le nombre de personnes décédées d’un cancer en 2005 soit une augmentation de 13% depuis 1980. Cette augmentation est très inférieure à celle prévue par l’accroissement et le vieillissement de la population (37%) car le risque de mortalité a sensiblement diminué au cours de ces 25 dernières années (-24% globalement ; -29% chez l’homme et -22% chez la femme). Le cancer du poumon reste le plus meurtrier (26.624 décès en 2005) et touche majoritairement les hommes (78% des 31.000 cas en 2005). Toutefois, la mortalité par cancer du poumon diminue chez l’homme alors qu’elle augmente de façon préoccupante chez la femme entre 2000 et 2005 (+4.2% par an) en lien avec l’évolution du tabagisme. Cette divergence entre mortalité et incidence s’explique par l’évolution croisée des cancers : les tumeurs les plus agressives (œsophage, estomac, voies aérodigestives supérieures) ont chuté ces dernières années chez l’homme en lien avec la diminution de la consommation alcoolo-tabagique tandis que les cancers de pronostic plus favorable, pouvant être diagnostiqués très précocement, ont augmenté (sein, prostate). Le cancer du sein représente à lui seul la moitié des cas de cancer supplémentaires survenus ces 25 dernières années chez la femme. Chez l’homme, 70% des cas supplémentaires concernent la prostate. » / Extraits principaux du communiqué de l'Institut National de Veille Sanitaire.


Incrustation : merci à Nesk !

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