jeudi 24 juin 2010

Ne pas confondre panade et tortilla (de la crise du maïs au Mexique)

Savez-vous qu’en 1979 (1) l’agriculture mexicaine produisait 9 millions de tonnes de maïs, ce qui la plaçait à l’époque dans la hiérarchie des pays en voie de développement, derrière l’agriculture chinoise (31,6 millions de tonnes de maïs), mais devant les agricultures argentine (8,4), sud-africaine (7,8) brésilienne (6,4), ou indienne (5) ? En 2004, la hiérarchie paraît à peu près similaire, sauf que le Brésil est passé devant le Mexique. Mais là n’est pas le plus important. Car l’accroissement de la productivité agricole de chacun des pays diffère selon les cas, à vingt-cinq ans d’écart. Malgré d’excellentes dispositions naturelles, l’agriculture mexicaine reste en retrait par rapport au mouvement général de modernisation qui traverse le Tiers-monde.

En rapportant à l’indice 100 la production de maïs de 1979, en 2004 l’agriculture brésilienne se situe à l’indice 655, l’agriculture chinoise à l’indice 418, l’agriculture indienne à l’indice 280, l’agriculture argentine à l’indice 179, et l’agriculture sud-africaine 124. L’agriculture mexicaine n’atteint que l’indice 222. Il faudrait même relativiser sa relative bonne tenue par rapport aux deux dernières citées. Car le maïs en Argentine ou en Afrique du Sud ne constitue qu’une production minoritaire dans la Surface Agricole Utilisée, et en grande partie destinée aux marchés étrangers. En 2004, l’Argentine arrive même juste derrière les Etats-Unis pour l’exportation de maïs dans le monde. Au Mexique au contraire, nul ne se passe de maïs. Plus on descend en bas de la société, parmi les familles les plus modestes, plus il s’avère indispensable.

Bien sûr, on pourrait faire une autre comparaison, et montrer que les Etats-Unis ont connu une plus faible progression de leur production de maïs, de 197,2 à 300 millions (entre 1975 et 2004). Mais dans la première puissance agroalimentaire du monde, elle procure tout de même un gain de plus de 100 millions de tonnes, c’est-à-dire cinq fois la production actuelle du Mexique. De fait, les mécanismes du marché n’expliquent que de façon périphérique cette progression, de l’autre côté du Rio Grande ; les subventions en tous genres ont largement stimulé la maïsiculture américaine. A l’inverse, dans un Etat encore fortement étatisé comme le Mexique, le gain n’est que de 11 millions de tonnes entre 1979 et 2004.

Comment peut-on expliquer la relative médiocrité des performances, si ce n’est d’abord par les structures agraires ? Au Mexique, la réforme agraire a été précoce (voir ici), mais a abouti à créer un minifondio plus ou moins majoritaire par le partage des grandes propriétés (latifondio). Les propriétaires de petites parcelles ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour moderniser leur exploitation. A l’inverse, la seule façon d’améliorer la productivité consiste à augmenter la taille de ces dernières. Par immobilisme autant que par peur de favoriser l’exode rural alors que la gestion des grandes villes ne suit pas, le pouvoir central mexicain a reculé devant une politique de toutes façons impopulaire.

Dans ces conditions, les deux articles du Monde consacrés à l’augmentation des cours mondiaux du maïs et à sa répercussion sur les budgets consacrés à la nourriture au Mexique montrent un certain nombre de lacunes. Joëlle Stolz décrit l’ampleur des manifestations, et rappelle l’augmentation des prix de la galette de maïs, qui « a augmenté en deux mois de 40 % à 100 %, passant de 7 pesos le kilo à 10, 12, voire 14 pesos le kilo, suivant les régions et les coûts de transport, alors que le salaire minimum est établi à 50,5 pesos par jour. Les foyers les plus pauvres dépensent en moyenne 9 % de leurs revenus pour acheter l’indispensable tortilla. »

Mais c’est dans l’autre article que l’on a de quoi s’interroger. Marie-Béatrice Baudet explique ainsi que les malheurs du peuple mexicain proviennent de leur voisin : « un drame social national, dont il faut aller chercher les racines de l’autre côté du Rio Bravo, chez le grand voisin américain. » Elle parle des méfaits du marché, des malheurs de la spéculation, mais montre au bout du compte – à défaut de rappeler le haut niveau des subventions publiques (aux Etats-Unis) destinées au maïs – que les Mexicains paient cher la vogue environnementaliste des Occidentaux. Pour fabriquer l’éthanol mélangé à l’essence (aujourd’hui à hauteur de 6 %), il faut produire de grandes quantités de maïs.

On observe en grandeur nature les effets d’une tension artificielle entre l’offre et la demande : « l’utilisation industrielle du petit grain jaune a donc grimpé en flèche outre-Atlantique (55 millions de tonnes contre 15 millions en 2000), au détriment des exportations […]. En quelques mois, le prix du boisseau de maïs est passé de 2 à 4 dollars actuellement. » La journaliste termine malheureusement par un contresens. La décision du président mexicain d’importer du maïs grâce à des fonds publics – même si elle paraît généreuse – conduit au même résultat que les subventions américaines : la hausse des prix tant redoutée par les Mexicains. Quant à l’annonce d’un plafonnement du prix du kilo de tortilla à 8,5 pesos (59 centimes d’euro), elle devrait terrifier ; si elle s’appliquait, cette mesure produirait une pénurie de maïs au Mexique, car personne à l’étranger ne voudrait plus y exporter un maïs acheté plus cher dans d’autres pays. Il ne faut pas confondre panade et tortilla.

PS.: Dernier papier sur le Mexique : ici.

* (1) SOURCES : Atlas de Poche / le Livre de Poche – HACHETTE / 13ème édition (1982) + Quid 2006.

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