vendredi 25 juin 2010

Des b.o.f.s aux bobos. (Du rapport du Crédoc intitulé ‘un commerce pour la ville’)

Vous cherchez un condensé des idées à la mode, celles qui alimentent le discours politique « sur la ville » ? Quelles sont les utopies urbanistiques du moment ? Plongez-vous dans le rapport de Robert Rochefort intitulé « un commerce pour la ville » patronné par le Crédoc La partie principale de l'ouvrage se découpe en trois parties aux titres engageants (...). Je cite : « Nous sommes à un moment où la ville se réinvente » / « Mais de nombreux problèmes persistent, tandis que de nouveaux apparaissent » / « Quelques principes simples pour une nouvelle articulation entre ville et commerce ». Pour qui corrige régulièrement des dissertations, ce plan rappellera quelques souvenirs de notes éliminatoires, de baillements interminables, et de stylos suspendus dans le vide. Grâce à la mise en ligne de ce document sous format pdf, le lecteur dispose du plan à côté du texte, qui ne cache rien de la profondeur de la démonstration... Robert Rochefort dévoile ici les bases d'un volontarisme post-moderne qui a changé de repères avec celui qui sévissait à l'époque du Bon Beurre et de Mon oncle. Rien de ce qui était ancien n'avait grâce aux yeux de l'aménageur ? En ce début de XXIème siècle, tout ce qui s'éloigne de Montmartre tombe dans le même purgatoire... Les modèles changent, l'objectif demeure.
Quatre points ressortent de ce magmas approximatif. Je reprendrai systématiquement les intitulés de paragraphes rédigés par l'auteur, en y ajoutant les phrases qui me semblent intéressantes. « L'urgence écologique [...] Effectuer le plus souvent possible des achats à proximité des lieux où l’on vit devient une démarche citoyenne. Ce qui suppose, bien entendu, que la chaîne d’approvisionnement des magasins soit elle-même repensée en cohérence. » L'expression démarche citoyenne peut ici se formuler autrement, avec le même niveau de réflexion : acheter pas loin, c'est bien ; prendre sa voiture pour faire ses courses, c'est pas bien ! Robert Rochefort ne relève qu'un seul obstacle, le réapprovisionnement des magasins. Or la ville occidentale s'est étendue en même temps qu'elle s'est compartimentée, grâce au train puis à la voiture. Les quartiers se sont progressivement spécialisés, l'habitat individuel excluant les activités de services, et davantage encore les industries sales et bruyantes. La majorité des citadins ne peuvent en fin de compte se passer de l'automobile pour faire leurs courses. Jusqu'à la grande surface, le temps de parcours est calculé pour la voiture. Quand bien même, le piéton ne peut se passer du coffre de son véhicule pour porter ses paquets.
« L'urgence à dépasser l'individualisme qui conduit à l'isolement » : Le développement des banlieues pavillonnaires s'accompagne de la disparition en Occident de la famille pluri-générationnelle (grands-parents, parents, enfants). Le pavillon individuel est l'application urbaine de l'organisation sociale bâtie sur la cellule familiale nucléaire (parents – enfants). L'égalité des chances et la réussite individuelle restent en outre des mythes vivaces. La critique de l'individualisme n'apporte rien dans ces conditions ! « Si l'on tient tant à l'animation commerciale, c'est bien parce qu'elle est porteuse de lien social, de contacts humains. » Qui tient à quoi ? Des goûts et des couleurs on ne discute pas. Le succès des grandes surfaces met en porte-à-faux le rédacteur du rapport. L'affection que l'on ressent éventuellement pour l'épicerie et le bar-tabac d'Amélie Poulain (voir photo) n'y change rien : la grande surface apporte la possibilité manifestement appréciée de comparer les prix des étiquettes et de ne pas dépasser son budget. Accolée à un parking, elle concentre sur un même lieu l'équivalent de plusieurs magasins spécialisés, limitant ainsi le temps consacré aux courses. La grande surface ne rejette pas pour autant le client en survêtement du samedi après-midi, qui concilie détente, sortie familiale et repas sur plateaux dans un restaurant de la galerie commerciale. Des goûts et des couleurs...
Alors bien sûr, des commerces de centres-villes connaissent un regain d'activité en France. Mais ce phénomène se juxtapose, sans annuler les acquis précédents. La gentryfication l'alimente puissamment. Le cadre célibataire, l'étudiant ou encore le couple de retraités de la fonction publique assurent le succès de cette offre commerciale. Les courses en centre-ville satisfont-elles l'ego des clients ? Le citadin forcément aisé et peu pressé étancherait sa soif narcissique et comblerait son déficit de parole chez des commerçants psychothérapeutes ? Il n'est guère difficile de balayer ces présupposés. Les prix de l'immobilier imposent en réalité aux enseignes présentes en centre-ville de vendre des produits susceptibles d'équilibrer le montant de la location du fond commercial.
Quant au célibataire, Robert Rochefort l'utilise de façon paradoxale : celui qu'il faut plaindre à cause de son isolement [1], quitte à oublier qu'il peut vivre seul par choix ; même dans le cas contraire, cela ne signifie pas que l'infligé se mortifie chaque heure du jour ! Le célibataire–souffre-douleur devrait néanmoins servir de modèle, parce qu'il constitue le client–cible des commerçants de centre-ville, décrêté amateur de lien social. C'est oublier que les personnes âgées dépendantes dédaignent les grandes surfaces par obligation. Comme les étudiants privés d'automobiles, elles subissent plutôt qu'elles ne choisissent les niveaux de prix de centre-ville. Il n'y a en réalité qu'un seul bien positionnel identifiable en centre-ville : le logement que l'on choisit d'acquérir plus cher parce qu'il procure une position, la possibilité d'habiter dans le coeur inaccessible aux voitures. [2]
« Nous sommes à un moment où la ville se réinvente. Alors que pendant plusieurs décennies les préférences collectives privilégiaient l'étalement sans fin des agglomérations et l'habitat diffus, ce n'est plus le cas aujourd'hui. » Ainsi, tous les recalés de la ville pour cause de prix élevés rentrent soudain dans la cohorte des amateurs de pavillons périphériques. Robert Rochefort ne tient manifestement aucun compte des politiques publiques qui ont déclenché l'étalement périurbain, et en particulier à la mutualisation des coûts (infrastructures, services, réseaux...) tant de fois évoquée dans ces colonnes. Hier on rêvait de quartiers socialement homogènes ? Tout aurait changé, nous explique le chercheur du Crédoc [3].
Parmi les problèmes qui persistent, l'auteur aborde la question de l'attractivité écrasante des métropoles, sans la nommer (phénomène dit de métropolisation). « Les coeurs des villes de petite taille, voire de taille moyenne, peinent à retrouver un dynamisme et même parfois continuent à dépérir. » Dans la phrase qui suit, il conclut pourtant à tort : « ils n'ont pas bénéficié de la tendance à l'oeuvre dans les plus grandes communes. » D'une part, rien ne vient corroborer l'idée d'une limite basse à la gentryfication : beaucoup de villes moyennes (entre 10.000 et 50.000 habitants) croissent tandis que certaines communes de plus de 100.000 habitants régressent [carte]. Entre 1999 et 2005 (chiffres correspondant à la population des ménages), Le Havre passe de 187.000 à 179.000 habitants, Reims de 181.000 à 178.000, Saint-Etienne de 177.000 à 171.000, Brest de 146.000 à 140.000, Dijon de 143.000 à 142.000, Caen de 107.000 à 103.000, et Calais de 77.000 à 74.000.
En règle générale, les plus grandes agglomérations stimulent le développement démographique d'aires urbaines élargies. L'attractivité de la région parisienne produit peut-être l'effet inverse, concurrençant les agglomérations situées à deux ou trois cents kilomètres (en Champagne – Ardennes et Basse Normandie). Mais ce phénomène ne s'observe ni à Amiens, ni à Orléans, ni à Tours, ni à Etampes, ni à Compiègne. Dans le cas des grandes villes de province, la dynamique de Strasbourg rejaillit sur l'Alsace, de la même façon que Nantes, Bordeaux, Toulouse ou encore Lyon tirent vers le haut leurs aires urbaines respectives. Les agglomérations continuent manifestement de s'étaler en tâches urbaines, n'en déplaise au Crédoc.
Dans le reste du document, l'auteur vante les mérites de l'action publique pour défendre les commerces de centre-ville, dont on ne sait finalement pas qui les met en péril. Le plaidoyer convainc mal parce qu'il s'appuie sur la vieille recette des subventions plus ou moins avouées (exemple du Fonds d'Intervention pour les Services, l'Artisanat et le Commerce – Fisac – ou de l'Etablissement Public national d'Aménagement et de Restructuration des Espaces Commerciaux et Artisanaux – Epareca –), et sur le recrutement d'agents municipaux chargés de l'animation commerciale (emplois fictifs). Il tente de s'appuyer en outre sur des exemples de réussites locales liées à des initiatives individuelles et spontanées, par définition difficiles à susciter : le marché en plein air des Couronneries à Poitiers, les magasins du groupe Casino dont les employés vivent au coeur des quartiers.
La ville moderne dont se moque Tati se construisait en opposition à la ville jugée sale, populaire et dangereuse. Craignons les effets indésirables d'un idéalisme volontariste qui chercherait à imposer partout un décor à la Jeunet : après la ville des bofs, celle des bobos ; voir le rapport du Conseil Economique et Social. Il n'y aura pas lieu de s'étonner si les classes moyennes se rebiffent à l'idée d'une remise en cause du modèle périurbain sur les bases précédentes, juste au moment où les propriétaires en banlieue vont se rendre compte que leur placement financier dans la pierre fond comme neige au soleil. On trouvera quand même quelques pépites à piocher dans le document du Crédoc : l'impact du vieillissement dans les quartiers d'habitation, de la mobilité des citadins enclins à changer facilement de domicile (fragilisation des couples), de l'Internet sur la consommation de détail, la menace de muséification des quartiers centraux...

PS./ Geographedumonde, sur la géographie urbaine : Salade niçoise. Sur la région parisienne : Que la Marne en furie dévale dans la Seine…
[1] « On voit également, peu à peu, se dessiner dans ces mêmes lieux un consensus des élus pour limiter l'usage de la voiture et développer les alternatives de déplacement par les transports en commun : les années 2000 sont emblématiquement celles du tramway dans de nombreuses agglomérations. La ville s'ouvre désormais aux enjeux du développement durable. » [Crédoc]2
[2] « La ville, en particulier le coeur des agglomérations, est le lieu de toutes les fragilités individuelles et de la montée de la solitude. 40 % des logements des grandes villes françaises sont occupés par des personnes seules. [...] Les grandes villes sont aussi le lieu où se retrouvent les nouvelles pauvretés et où certains cumulent les handicaps et les exclusions, notamment face au logement. Ce sont souvent des personnes seules ou des familles monoparentales. » [Id.]
[3] « Il faut mettre fin à une vision trop artificielle, fondée sur des découpages de zones opposants les quartiers les uns aux autres en fonction des aides qui leurs sont octroyées. [...] Cela a paradoxalement abouti à un renforcement de la stigmatisation des quartiers sensibles à l'inverse du but recherché. [...] Regrettons que plus largement encore, dans le langage courant et surtout dans les médias, le terme banlieue soit associé à la survenance régulière de troubles urbains et d'insécurité, alors qu'en réalité l'immense majorité des habitants de banlieue résident dans des villes et dans des quartiers dont ils apprécient la très bonne qualité de vie. » [Id.]

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