A trop isoler les questions les unes des autres, la compréhension globale des problèmes diminue. Le recours systématique aux concepts en forme d’euphémismes conduit au même résultat. Il en est ainsi, comme on va le voir après, de l’expression personnes âgées. Dans un article récent consacré aux accidents domestiques en France, Agnès Leclair succombe à ce travers. Si l’adjectif vieux souvent écarté parce que trop brutal, ou le substantif vieillard (jugé insultant) disparaissent, la réalité physique des personnes concernées s'évanouit par le même chemin : leur fragilité, leur dégénérescence et leur faible espérance de vie. Sous couvert d’humanisme ou de bonté mal comprise, l’expression personne âgée renvoie finalement à une catégorie volontairement indéterminée, comme l’on parle des blonds, des noirs, des sportifs de haut niveau, des cinéphiles ou encore des amateurs de palet. Dans cette course à l’évolution sémantique dont l'objectif est de ne froisser personne, le substantif senior gagne du terrain. Il surpasse une neutralité de bon aloi et incorpore même une connotation positive qui séduit les publicitaires. Discriminer, c’est juger.
Mais les faits demeurent têtus dans le monde réel, qui n'est pas celui des si… Plus l’espérance de vie augmente, plus on compte de veuves, de téléphages, de malades d’ennui. Plus la part des vieux – j'ose le terme – augmente, plus on déplore d’accidents domestiques, et plus la maladie d’Elsheimer frappe de personnes.
Mais beaucoup a déjà été dit sur les évolutions de la langue, sur les méfaits de la politic correctness anglo-saxonne. Or seul l’impact m’intéresse ici. Et le titre de l’article affiche le non-sens instauré en vérité. Sous la forme d’une interrogation, il scinde deux notions qui apparaissent soudain comme éloignées l’une de l’autre. D’un côté, les accidents domestiques causent chaque année des milliers de décès, de l’autre les personnes âgées victimes. Or, il y a bien un lien de cause à effet. Victimes, dites-vous ? Où se cachent le coupable, le responsable ? Ne peut-on prévenir des accidents aussi bêtes (comme s’il y avait des morts intelligentes) ? Dans cette entourloupe inconsciente et involontaire, les accidentés domestiques ne sont plus victimes parce qu’âgées, et donc embarrassées dans leur déplacement, dans la prise des objets de la vie quotidienne. Oubliées la vision, l’audition, la compréhension qui flanchent.
Exit la vieillesse, les personnes âgées ne sont plus que victimes. Ce biais produit un effet psychologique prévisible, d’étonnement réprobateur : comment se fait-il que 10.000 Français meurent chaque année lors d’une chute, souvent en tombant chez eux sur leur propre carrelage ? L’émotion facile obscurcit les perspectives et emmène sur une mauvaise voie le journaliste, puis le lecteur et le député qui influera sur les politiques de santé publique. Dire que les chutes constituent la « première cause d’accidents pour les personnes âgées » ne signifie pas grand-chose. Plus on vieillit, moins on risque statistiquement de mourir dans un accident de scooter, en plongeant dans la grande bleue, ou encore d’une overdose. Un médecin urgentiste appelé à la rescousse précise tout de même qu’il n’y a souvent pas de causes particulières dans ces accidents domestiques.
Agnès Leclair introduit son article par le témoignage d’une vieille dame dont on ne connaîtra pas le nom de famille (détail symptomatique d’une infantilisation regrettable). Raymonde a 84 ans et séjourne depuis trois semaines à l’hôpital Saint-Antoine pour un col du fémur fracturé : « Je ne sais pas comment je suis tombée. Je n'ai même pas trébuché ». A trois reprises apparaît la notion d’étonnement – pour une octogénaire – avant que n’intervienne le rappel des données : « Comme elle, quelque 48 000 personnes de plus de 65 ans se fracturent le col du fémur chaque année sur les 2 millions victimes de chutes. » Si seulement Raymonde avait pu actionner un boîtier – collier au lieu de ramper jusqu’à sa table de nuit, nous explique la journaliste... Agnès Leclair s’enfourne dans l’impasse théorique dénoncée un peu plus tôt : à chaque problème, une solution. La multirécidiviste (« qui n'en est pas à sa première chute ») dit vouloir réintégrer son domicile à la fin de sa rééducation, parce qu’elle « préfère beaucoup vivre seule même s'il m'arrive de rencontrer des difficultés. Je n'ai jamais eu peur. Cela ne va pas commencer maintenant ».
On ne peut aborder plus mal la thématique du maintien à domicile. Prêter une oreille complaisante aux vœux d’une octogénaire fait oublier son âge. Elle n’a jamais eu peur : mais elle n’a jamais fêté ses 84 ans avant de souffler ses 84 bougies ! Qui avouera en effet son impotence ou sa sénilité ? A l’échelle d’une population, le souhait le plus légitime, celui de rester chez soi, se heurte aux réalités démographiques, économiques et géographiques. Plusieurs conditions rendent viable le maintien à domicile : si et seulement si, comme pour les formules mathématiques…
L’environnement familial supplée potentiellement aux soins et services rémunérés. Dans le cas évoqué par la journaliste, la vieille dame bénéficie du soutien de sa fille. Cette expression vague ne nous renseigne ni sur l’âge ni sur les disponibilités physiques et temporelles de la descendante. Libre à chacun d’imaginer une jeune cinquantenaire dynamique ou une sexagénaire usée par la vie, une riche retraitée ou une célibataire travaillant encore pour payer les études supérieures de son dernier rejeton, une femme sans enfant ou une grand-mère occupée à plein temps par les gardes de ses petits-enfants… Toutes ces données, pour beaucoup changeantes pèsent lourd dans la balance. Et quelle rémunération obtiendra-t-elle, si elle repousse l'assistance publique ?
Le domicile s’avère souvent inadapté, lit-on ensuite. Mais le coût des réaménagements intérieurs n’est pas seul en cause, même s’il n’est sans doute pas négligeable : la salle de bain, « lieu de tous les dangers » « théâtre de près de 80 000 accidents par an » (mais qui est à l’abri d’une baignoire savonneuse ?) braque en particulier l’attention angoissée d’Agnès Leclair, et l’entraîne encore dans des développements sur les améliorations à apporter dans les salles de bains. Remisera-t-on émail, faïence, carrelages et prises électriques dans un musée des salles de bains antiques ?
Au-delà des anti-dérapant et des poignées anti-chutes, il convient surtout de ne pas séparer la question du maintien à domicile de celle du vieillissement et surtout, de la géographie de la population. Pendant des décennies, et jusqu’il y a une vingtaine d’années, la population (française mais également occidentale) a opté pour un étalement urbain continu, avec la multiplication des quartiers résidentiels ; et exclusivement résidentiels. Ces quartiers plus ou moins péricentraux [Ne pas confondre 'Hauts du Lièvre' et poser un lapin] manquent donc de facto des services de proximité. Et il ne suffit pas de gémir sur la préférence des aides-soignants, infirmières, médecins, etc. pour les cœurs d’agglomération : des densités plus fortes permettent des pertes de temps moindres et des clientèles potentielles plus étoffées. Géographie et économie se rejoignent ici. Saluons pour finir l'entêtement de Raymonde, multirécidiviste et cascadeuse, mais en gardant une pensée émue pour sa fille...
Mais les faits demeurent têtus dans le monde réel, qui n'est pas celui des si… Plus l’espérance de vie augmente, plus on compte de veuves, de téléphages, de malades d’ennui. Plus la part des vieux – j'ose le terme – augmente, plus on déplore d’accidents domestiques, et plus la maladie d’Elsheimer frappe de personnes.
Mais beaucoup a déjà été dit sur les évolutions de la langue, sur les méfaits de la politic correctness anglo-saxonne. Or seul l’impact m’intéresse ici. Et le titre de l’article affiche le non-sens instauré en vérité. Sous la forme d’une interrogation, il scinde deux notions qui apparaissent soudain comme éloignées l’une de l’autre. D’un côté, les accidents domestiques causent chaque année des milliers de décès, de l’autre les personnes âgées victimes. Or, il y a bien un lien de cause à effet. Victimes, dites-vous ? Où se cachent le coupable, le responsable ? Ne peut-on prévenir des accidents aussi bêtes (comme s’il y avait des morts intelligentes) ? Dans cette entourloupe inconsciente et involontaire, les accidentés domestiques ne sont plus victimes parce qu’âgées, et donc embarrassées dans leur déplacement, dans la prise des objets de la vie quotidienne. Oubliées la vision, l’audition, la compréhension qui flanchent.
Exit la vieillesse, les personnes âgées ne sont plus que victimes. Ce biais produit un effet psychologique prévisible, d’étonnement réprobateur : comment se fait-il que 10.000 Français meurent chaque année lors d’une chute, souvent en tombant chez eux sur leur propre carrelage ? L’émotion facile obscurcit les perspectives et emmène sur une mauvaise voie le journaliste, puis le lecteur et le député qui influera sur les politiques de santé publique. Dire que les chutes constituent la « première cause d’accidents pour les personnes âgées » ne signifie pas grand-chose. Plus on vieillit, moins on risque statistiquement de mourir dans un accident de scooter, en plongeant dans la grande bleue, ou encore d’une overdose. Un médecin urgentiste appelé à la rescousse précise tout de même qu’il n’y a souvent pas de causes particulières dans ces accidents domestiques.
Agnès Leclair introduit son article par le témoignage d’une vieille dame dont on ne connaîtra pas le nom de famille (détail symptomatique d’une infantilisation regrettable). Raymonde a 84 ans et séjourne depuis trois semaines à l’hôpital Saint-Antoine pour un col du fémur fracturé : « Je ne sais pas comment je suis tombée. Je n'ai même pas trébuché ». A trois reprises apparaît la notion d’étonnement – pour une octogénaire – avant que n’intervienne le rappel des données : « Comme elle, quelque 48 000 personnes de plus de 65 ans se fracturent le col du fémur chaque année sur les 2 millions victimes de chutes. » Si seulement Raymonde avait pu actionner un boîtier – collier au lieu de ramper jusqu’à sa table de nuit, nous explique la journaliste... Agnès Leclair s’enfourne dans l’impasse théorique dénoncée un peu plus tôt : à chaque problème, une solution. La multirécidiviste (« qui n'en est pas à sa première chute ») dit vouloir réintégrer son domicile à la fin de sa rééducation, parce qu’elle « préfère beaucoup vivre seule même s'il m'arrive de rencontrer des difficultés. Je n'ai jamais eu peur. Cela ne va pas commencer maintenant ».
On ne peut aborder plus mal la thématique du maintien à domicile. Prêter une oreille complaisante aux vœux d’une octogénaire fait oublier son âge. Elle n’a jamais eu peur : mais elle n’a jamais fêté ses 84 ans avant de souffler ses 84 bougies ! Qui avouera en effet son impotence ou sa sénilité ? A l’échelle d’une population, le souhait le plus légitime, celui de rester chez soi, se heurte aux réalités démographiques, économiques et géographiques. Plusieurs conditions rendent viable le maintien à domicile : si et seulement si, comme pour les formules mathématiques…
L’environnement familial supplée potentiellement aux soins et services rémunérés. Dans le cas évoqué par la journaliste, la vieille dame bénéficie du soutien de sa fille. Cette expression vague ne nous renseigne ni sur l’âge ni sur les disponibilités physiques et temporelles de la descendante. Libre à chacun d’imaginer une jeune cinquantenaire dynamique ou une sexagénaire usée par la vie, une riche retraitée ou une célibataire travaillant encore pour payer les études supérieures de son dernier rejeton, une femme sans enfant ou une grand-mère occupée à plein temps par les gardes de ses petits-enfants… Toutes ces données, pour beaucoup changeantes pèsent lourd dans la balance. Et quelle rémunération obtiendra-t-elle, si elle repousse l'assistance publique ?
Le domicile s’avère souvent inadapté, lit-on ensuite. Mais le coût des réaménagements intérieurs n’est pas seul en cause, même s’il n’est sans doute pas négligeable : la salle de bain, « lieu de tous les dangers » « théâtre de près de 80 000 accidents par an » (mais qui est à l’abri d’une baignoire savonneuse ?) braque en particulier l’attention angoissée d’Agnès Leclair, et l’entraîne encore dans des développements sur les améliorations à apporter dans les salles de bains. Remisera-t-on émail, faïence, carrelages et prises électriques dans un musée des salles de bains antiques ?
Au-delà des anti-dérapant et des poignées anti-chutes, il convient surtout de ne pas séparer la question du maintien à domicile de celle du vieillissement et surtout, de la géographie de la population. Pendant des décennies, et jusqu’il y a une vingtaine d’années, la population (française mais également occidentale) a opté pour un étalement urbain continu, avec la multiplication des quartiers résidentiels ; et exclusivement résidentiels. Ces quartiers plus ou moins péricentraux [Ne pas confondre 'Hauts du Lièvre' et poser un lapin] manquent donc de facto des services de proximité. Et il ne suffit pas de gémir sur la préférence des aides-soignants, infirmières, médecins, etc. pour les cœurs d’agglomération : des densités plus fortes permettent des pertes de temps moindres et des clientèles potentielles plus étoffées. Géographie et économie se rejoignent ici. Saluons pour finir l'entêtement de Raymonde, multirécidiviste et cascadeuse, mais en gardant une pensée émue pour sa fille...
PS./ Derniers papiers sur le vieillissement : Aide au développement contre aide au vieillissement. Petit coup de coeur pour cette analyse du docteur Bernard Pradines en forme de réflexion personnelle.
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